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Full text of "Lettres de Jean-Arthur Rimbaud: Égypte, Arabie, Éthiopie : avec une ..."

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Lettres 



de 

Jean- Arthur Rimbaud 

— Egypte, Arabie, Ethiopie — 

Avec une Introduction et des Notes par 

PATERNE BERRICHON 

FAC-SIMILE d'une LETTRE DE MÉNÉLICK A RIMBAUD 



Deuxième édition 




PARIS 

SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE 

XV, RVE DE l'ÉGHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV 



M PGGG XGIX 




î 



Lettres 



de 



Jean-Arthur Rimbaud 



734;? 



li-* 



A LA MÊME LIBRAIRIE 

Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud i vol , 

La Vie de Jean-Arthur Rimbaud, par Paterne Berri- 
chon I vol 



u 



Lettres 

de 

Jean- Arthur Rimbaud 

— Egypte, Arabie, Ethiopie — 
Avec une Introdaction et des Notes par 

PATERNE BERRICHON 

FAG-SIMILE d'une LETTRE DE MÉNÉLICK A RIMBAUD 



Deuxième édition 




PARIS 

SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANGE 

XV, RVE DE l'ÉGHAVDE-SAINT-GERMAIN, XV 



M DCCG XGIX 



IL A ÉTÉ TIHË DK CBT OUVHAOK 

Douze exemplaires sar papier de Hollande 
namérotés de i à 12. 






.JA.Jk.A. 



LETTRE DE MÉNÉLICK A RIMBAUD 



( Traduction du fac-similé ci-contre) (*) 



Sceau: 

Il a yaincu, le lion de la Tribu de Juda. Menilek II, Elu du Sei- 
gneur, Roi des Rois d*£thiopie. 



// a vaincu, le lion de la Tribu de Juda. 

Menilek I/, Elu du Seigneur, Roi des Rois d'Ethiopie 

Parvienne à Monsieur Rimbaud. 

Je V adresse mon salut. 

La lettre que tu m*as envoyée de Harar, le 4^ !mois, sixiè- 
me jour, l'an i88g, m'est parvenue > t/e Vai lue en entier. 
Dedjaz Makonnen va rentrer en toute hâte. Il est chargé 
de régler toutes les affaires du Harar. Il vaut mieux que 
ta t'entendes avec lui. Si, d'ailleurs, il ne m'en parlait pas. 
Je lai en parlerais. Si tu as prêté de l'argent en mon nom 
aux fonctionnaires de Harar, tu n'as qu'à montrer tes pu" 
piers au dedjazmaJtch^ qui te payera. 

Pour ce qui est du prix des marchandises de M. Savouré^ 
nous en parlerons avec M. Ilg, 

Le 5 teqemt (20 septembre). Ecrit dans la ville d'Entotto. 



{*) Par M. C. Mondon-Vidailhet, conseiller d'Etat de S. M. TEm- 
pereur d'Ethiopie, chargé du cours d'abyssin à l'Ecole des Langues 
Orientales vivantes. 



» / 



INTRODUCTION 



Dans ces lettres de Rimbaud à sa famille, on ne 
trouvera point de littérature, ou tant peu et si invo- 
lontaire ! A peine y rencontrera-t-on la trace des 
préoccupations scientifiques et industrieuses qui 
caractérisent Tépoque d'évolution mentale à laquelle 
elles furent écrites. Point de drame intérieur cora- 
plaisamment exposé, point de métadrame — dirait 
l'admirable Henry Bourgerel — ; simplement, des 
relations d'aventures offertes avec négligence et 
feinte bonhomie, touchant l'existence matérielle 
et la prospérité pécuniaire, et des commissions. 

De sorte que, bien que cette correspondance, dès 
mise par ordre de dates, forme un ensemble de lec- 
ture des plus mouvementés et des plus tragiques, 
Ton serait, à un point de vue, le point de vue psy- 
chologique, déçu; si l'on ne savait l'aptitude de 
Tâme complexe et formidable du poète des Illumi- 
nations et du Bateau ivre à se mettre, dans son 



12 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 

commerce avec les hommes, aussitôt à la portée 
des intelligences interlocutrices. Or, la principale 
destinataire de la plupart des épîstoles, sa mère, 
est une personne de vertu propriétaire dont le cœur 
bat malgré soi vers l'argent et qui ne saurait, par 
tradition, avoir d'estime parfaite pour un homme 
pauvre vivant, fût-ce son fils, ce fils fût-il Arthur . 
toute occupation n'apportant pas, à son vu et su, 
un gain, est méprisable ; elle se croit une catholique 
ferme, alors qu'elle n'est qu'une de ces cléricales 
intolérantes qui certainement dédaigneraient Jésus, 
au cas où celui-ci reviendrait parmi nous mener sa 
vie de dénûment fier et de révolte douce : carac- 
tères très communs et respectés en province, fruits 
de la morale bourgeoise, honnêtes gens qui, em- 
murés dans un étroit esprit d'égoïsme, ne s'aper- 
çoivent pas qu'ils ruinent la religion chrétienne en 
s'en déclarant les inébranlables soutiens. 

Mais, ceci connu, qu'il fallait, en dépit de tout, 
dire au seuil d'une publication de cette correspon- 
dance de Rimbaud, les lettres prennent dans le 
détail une couleur inquiétante, suggestive mieux 
que toute musique de phrases savamment rythmées; 



INTRODUCTION 



l3 



on sent que, pour ne point contrister et s'aliéner 
le correspondant en France dont il a besoin et qu'il 
aime en somme sous la sécheresse des témoignages 
d'affection, Rimbaud sacrifie ses soucis idéaux les 
plus pressants et impérieux, qu'il exagère des tri- 
vialités et va jusqu'à médire des gens l'employant 
avec loyauté ou l'aidant dans ses héroïques projets, 
gens pour lesquels il avait cependant une sincère 
amitié; — et cela est plein d'horreur. 

Il n'y a que vers la fin du recueil, fin de sa vie, 
aux lettres adressées exclusivement à sa sœur, que 
le ton rétracté se modifie et s'abandonne un peu 
cordialement ; cela, parfois, devient même prolixe, 
— et c'est touchant et c'est navrant à un point 
extrême. Il est sur un lit d'hôpital, l'amoureux 
passionné de la santé active ! Amputé d'une jambe, 
il se débat contre l'immobilité et il ne parvient pas 
seulement à béquiller, le vagabond dans l'inconnu 
des forêts, des déserts et des mers, le marcheur 
inlassable à travers le monde entier ! En dépit de 
ses désespérés efforts pour s'en aller, il faut qu'il 
demeure, le passant surhumain : à moins qu'il ne 
se fasse porter mourant au chemin de fer, — et 

2 



x4 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIBIBAUD 

c'est ce qu'il fait; c'est ce que, moribond, il fera 
encore I 

Aux temps où, par notre étude sur sa vie, nous 
essayâmes de tracer cette figure extraordinaire, la 
bonne fortune ne nous était point encore advenue 
de lire Nietzsche. Depuis, grâce à M. Henri Albert, 
les vues de l'idéologue allemand sur la surhuma- 
nité nous sont connues; et, voici que quelque 
chose rappelant les visions d'Une saison en Enfer 
et de maintes Illuminations nous frappe, dans ces 
vues. En lisant des pages de Zarathoustra sur- 
tout et de V Antéchrist, la parenté des deux génies 
nous apparaît, à ce point que nous avons la sen- 
sation d'une paternité de Rimbaud sur Nietzsche ; 
mais, encore qu't/he saison en Enfer soit de 1873 
et que Zarathoustra soit de i88i-i885 — ceci, 
c'est-à-dire, de deux lustres postérieur à cela — , 
nous croyons, en y réfléchissant, que cette pater- 
nité n'est qu'une illusion de coïncidence : si Nietz- 
sche avait eu l'occasion de lire un des rares 
exemplaires de l'opuscule de Rimbaud, sa droiture 
d'esprit nous en avertirait au cours de ses œuvres. 



INTRODUCTION 1 5 



Toujours est-il que les réflexions métaphysiques 
du philosophe germanique se trouvent à l'état de 
cris parmi les chants du poète français (nous ne 
faisons pas de patriotisme, bien que Nietzsche lui- 
même y autoriserait), et qu'il n'est pas jusqu'au 
portrait fait par M.Henri Albert de la personnalité 
intellectuelle de Nietzsche qui ne ressemble à Rim- 
baud. « C'est le mérite — dit M.Albert — de cer- 
tains grands esprits de donner dans leurs œuvres 
la formule la plus co^lplète de leur époque... 
D'autres, au contraire, vivent à l'écart, loin des 
préoccupations de leur temps. Sans souci du pré- 
sent, leur regard est fixé vers l'avenir. Chercheurs 
infatigables dans le domaine de la pensée (et de la 
vie, eût-il fallu ajouter), ils tracent à l'humanité sa 
voie. Ce sont les Héros. Que leur importe la gloire 
d'aujourd'hui ! Solitaires au milieu de la foule in- 
compréhensive, ils sont assez grands pour projeter 
leur ombre dans le lointain, au delà des géné- 
rations. Nietzsche est de ceux-là. » 

Ce n'est point ici le lieu ni l'espace où opérer, 
par un examen minutieux, le rapprochement de 
ces deux penseurs nouveaux. Nous laissons d'ail- 



l6 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 

leurs ce soin à des bonnes volontés plus versées 
dans les sciences de la sagesse. Faisons simplement 
observer que tandis que chez Nietzsche les idées 
sont peu à peu déduites, elles sont chez Rimbaud 
spontanément et précocement découvertes rTun est 
poète, l'autre est philosophe . Remarquerons-nous 
au surplus que, aussitôt son idéal formulé, Rim- 
baud part pour l'agir, qu'il le réalise dans une cer- 
taine mesure et que ce fait de volonté le rend peut- 
être supérieur à Nietzsche ? S'il est grand d^établir 
la doctrine du surhomme, il est encore plus grand 
d'avoir tâché d'être, l'ayant au préalable imaginé, 
ce surhomme ; et les circonstances d'infortune qui 
ont empêché une pareille volonté de totalement 
aboutir ne peuvent que la faire admirer davantage. 
Il est convenu, en définitive, qu'à égalité de va- 
leur respective un poète passe toujours un philo- 
sophe. 

Le livre céans, que nous avons l'honneur d'ouvrir, 
ne contient pas de lettres antérieures au départ du 
poète pour Faction. La première est datée de Stutt- 
gart, 1875; c'est, moins de deux années après la 



INTRODUCTION ' 7 



publication à' Une Saison en Enfer, la date à la- 
quelle Verlaine alla rejoindre son ami pour le rame- 
ner à la vie littéraire : on sait quel accueil fut fait 
au chantre de Sagesse. Puis, après un silence de 
quatre ans pendant lesquels Rimbaud a, par l'Eu- 
rope et dans TOcéan indien, d'étranges aventu- 
res (i), c'est une lettre de Gênes ; que suivent, 
sans interruption considérable, des courriers d'A- 
lexandrie, de Chypre, d'Aden, d'Harar,deTadjou- 
rah, d'Antotto, du Caire, d'Aden encore, d'Harar 
encore, enfin de Marseille, — 1878 à 1891. 

Durant cette dernière période d'une douzaine 
d'années, il est apparemment surveillant de travaux, 
employé de commerce, commerçant lui-même : car, 
sachant d'expérience combien la misère asservit, il 
veut s'assurer le pécule libérateur; mais les occu- 
pations qui l'absorbent en réalité sont l'étude et 
l'application des sciences de l'ingénieur, la pratique 
des idiomes orientaux, l'exploration, la colonisation. 
11 a été, dès ses dix-sept ans, le poète, le rêveur 
supérieur; pour devenir le surhomme, il lui faut 
être à présent le savant et l'homme d'action supé- 

(1) Voir la Vie de Jean- Arthur Rimbaud, pages io4 à 126. 

2. 



l8 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



rieurs. Et le plus singulier dans le caractère de ces 
entreprises, c'est qu'elles vont sans orgueil, sans 
préoccupation de gloire. Rimbaud semble aimer la 
vie pour elle-même, et l'activité pour la joie immé- 
diate qu'elle comporte; simplement, bonnement. 
Quel malheur que nous n'ayons pas les confiden- 
ces profondes de son esprit à cette époque ! 

Son courage et son endurance étaient à ne pas 
croire. M.Jehan Soudan rapporte de visu que, sur 
les bords de la mer Rouge, il est célèbre et légen- 
daire pour avoir, sans autre coiffure qu'une calotte 
turque, traversé sous l'Equateur une contrée du 
désert que les indigènes somalis n'osent point 
atteindre, parce que, disent-ils, la cervelle y bout, 
le crâne éclate, et que tous ceux qui s'y aventurent 
n'en reviennent. 

Sa bienfaisance, quoique autoritaire, était, nous 
l'avonsmontré ailleurs, délicate et immense. De 1888 
à 189 1, sa factorerie d'Harar fut le lieu de rendez- 
vous, la bonne auberge gratuite des voyageurs, 
missionnaires ou autres, partis des autres conti- 
nents pour venir opérer dans l'Afrique orientale. 



INTRODUCTION 



19 



La correspondance avec sa famille^ correspondance 
qui d'ailleurs se fait plus rare à cette époque, 
ne nous fournit point de détails 'à ce sujet. Nous 
avons pu, en revanche, nous procurer quelques nou- 
veaux renseignements aux sources les plus indénia- 
bles (r); et ces renseignements, destinés d'abord, 
dans notre esprit, à être incorporés à la biographie 
de Rimbaud pour une nouvelle édition, nous som- 
mes heureux d'en faire dès maintenant part au pu- 



(i) Nous disons indéniables, parce que l'on a voulu mettre en 
doute la ressemblance de notre portrait moral de Rimbaud explora- 
teur, publié en un livre précédent. Faut-il que, pour notre garantie 
à ce sujet, nous ayons en outre Tinimodestie de présenter la tra- 
duction littérale d'un passage d'une lettre de M. Ugo Ferrandi. ex- 
plorateur italien, à M. Ch . Saglio, consul de France à Livourne? Sans 
que nous eussions l'honneur de le personnellement connaître, 
M . Saglio voulut bien, spontanément, nous faire communiquer cette 
lettre datée de Novare, 2 janvier 1898, et que, sans la malveillance, 
nous n'aurions jamais songé à employer comme pièce justificative : 

« Tout d'abord, merci, mille fois merci, et pour le souvenir que 
vous avez conservé de moi et pour le don exquisément gentil d'un 
livre qui me remémore la vie mouvementée d'un cher ami dont j'ai 
toujours conservé le plus beau souvenir. Le livre de Berrichon sur 
Arthur Rimbaud, sans emphase, sans déclamation, est un beau li- 
vre et, ce qui est plus, véridique. Le caractère de Rimbaud, pour 
qui le connut de près, est signalé là avec une vérité surprenante... » 

Cela n'est pas, insistons-y, de la critique littéraire complaisante. 
Pas plus qu'avec M. Saglio, jamais nous n'avions eu de rapports^ 
même épistolaires, avec son correspondant. Disons enfin que M. Ugo 
Ferrandi connut .beaucoup Rimbaud à Aden et à Harar et que, 
dans le même temps que Soleillet, il vécut avec lui la vie commune 
à Tadjourah. 



20 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



blic. Ils aident à comprendre les lettres. Les voici. 



Rouge, bâtie sur un long plateau et entourée d'é- 
paisses murailles que flanquent des tours carrées, la 
ville de Harar, chef-lieu du gouvernement de la con- 
trée du même nom, est, peut-être le sait-on, le cen- 
tre d'une population de deux millions d^humains. 
Les habitations des quarante mille âmes, que pour 
sa part elle renferme, sont rondes ou carrées à ter- 
rasse, gallas ou arabes, et construites de moellons 
et de boue. Sur une grande place dominant la ville 
s'érige le minaret d'une mosquée, s'ouvre la vaste 
porte d'une caserne précédant le palais du gouver- 
neur. 

Dans certaine maison d'un étage se trouvant 
aussi sur cette place (la seule maison de style eu- 
ropéen qui soit dans la cité et qui fut, ainsi que la 
mosquée, construite en 1876 par Raouf Pacha, 
conquérant égyptien de la contrée), Arthur Rim- 
baud, alors agent de M. Bardey, négociant d'Aden, 



"*' «r^w '^ i' • ■" *"•■; 



INTRODUCTION 2 1 



s'était déjà vu installé à Harar, dirigeant de là des 
expéditions commerciales au Somal et en paysgalla. 
C'était en 1880 et en 188 1. 

Son installation de 1888 à 1891 était toute dif- 
férente, et située autre part dans la ville : nous ne 
savons encore précisément où, ni quelle forme 
revêtait la maison, construite probablement par 
Rimbaud lui-même. 

Donc, dans ces dernières années, cette maison 
constitua, en quelque sorte, un relais pour lesexplo- 
rateurs du Choa, de TAbyssinie, du Soudan. On y 
rencontrait aussi, outre les serviteurs parmi lesquels 
il faut citer cet admirablement dévoué Djami qui 
sera légataire, des indigènes de toutes classes : 
chameliers, pasteurs, guerriers, dedjatchs, ras. Rim- 
baud y donnait jusqu'à des soirées; soirées où, sous 
la lumière de bougies profusément semées aux 
parois murales et sur les meubles sommaires, des 
Grecs, des Italiens, des Français, des Allemands, 
des Anglais, des Russes, des Américains parve- 
naient, grâce au savoir linguistique de rhôte,à s'en- 
tendre et à se divertir noblement entre eux aussi 



22 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIBIBAUD 



bien qu'avec des Arabes, des Ethiopiens, des Gallas, 
des Somalisjdes Dankalis. Et elles n'étaient, qu'on 
en soit assuré, pas le moins du monde tourdeba- 
belesques,ces agapes pour lesquelles l'hôte, ennemi 
de l'alcool, n'employait aucun breuvage de commu- 
nion ou de joie, de façon que l'harmonie régnante 
se dût exclusivement à la vertu dominatrice de son 
esprit charmeur! Parfois, organisés toujours par 
lui, poète réminiscent, des concerts de musique 
gallas s'y produisaient, alternant avec des chants 
amhariniens ou les accompagnant ; et, comme bien 
on pense, c'était délicieusement étrange. 

En ce temps-là, la colonie française d'Obock-Dji- 
boutî s'installait à peine. L'Anglais, par Aden et 
Zeilah, tenait le commerce de ces contrées. L'Italie, 
par Massaouah^ cherchait bien à s'y porter; mais 
elle n'était point encore d'adresse à lutter contre 
FÉgypte même. Quant à Ménélick II, alors roi du 
Choa seulement, ce n'était en réalité qu'un trafi- 
quant accapareur et peu scrupuleux de conscience 
commerciale, devant lequel on se voyait obligé d'être 
sur ses gardes. Néanmoins, ce plateau du Harar 
(dont Rimbaud fut peut-être le décisif pionnier) 



INTRODUCTION 23 



étant riche par sa faune et sa flore, il y avait là à 
faire, comme on dit; et Ton y faisait. Aussi, |de plus 
en plus, aux jours où le maître n'était pas en expé- 
dition, les soirées de la maison rimbaldienne se fré- 
quentaient-elles avec plaisir et non sans grand 
profit. Indépendamment des familiers — comme 
M. Alfred Ilg, ingénieur suisse et ministre de Mé- 
nélick, comme M. Savouré, l'un des chefs de la 
Compagnie franco-africaine, comme ato Makonnen, 
gouverneur du Harar depuis la conquête sur les 
Egyptiens par le roi du Choa^ — tous les commer- 
çants et tous les géographes s'étant à cette époque 
fait un nom par l'exploration de l'Orient africain 
connurent l'hospitalité de la factorerie Rimbaud. Ils 
en gardent le spécial et cordial souvenir. C'est d'a- 
bord Jules Borelli, puis c'est Chefneux; c'est Ugo 
Ferrandi, recevant de l'hôte des notes précises sur 
la météorologie de Tadjourah; c'est Robecchi Bri- 
chetti, dont un livre récent parle des fameuses soi- 
rées; c'est le comte Téléki, diplomate autrichien; 
ce sont les Brémond; c'est Deschamps, Bidault de 
Glatigné, Rondani, Manoli, etc., etc..» 

Avec les façons, dit M. Savouré, du plus éton- 



24 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

nant causeur qui se puisse rencontrer, Rimbaud, ne 
riant lui-même presque jamais, mais faisant à loisir 
se désopiler tout son monde, instruisait sur toutes 
sortes de choses, en s'en jouant, on eût dit. Il était 
bien quelquefois sarcastique terriblement; et là, 
comme jadis à Paris dans la vie littéraire, on ne 
comprit pas toujours que, sous ses sarcasmes, il 
était l'indulgence et la charité totales. Qu'importe, 
si son enseignement, subi quand même, a, du fait 
de ses disciples, produit, par la suite, des résultats 
élevés ? Ses leçons portaient particulièrement, dans 
ce niilieu, sur la conduite à tenir par les Euro- 
péens en pays nouveau, conduite qu'il avait inau- 
gurée et tenait lui-même; à savoir, témoigne 
M. Bardey : mener à bien son entreprise commer- 
ciale ou autre tout en étant, et par cette entreprise 
même, utile aux indigènes. 

Et les comptoirs du golfe d'Aden, où on l'avait 
vu, en 1886, instruisant des enfants noirs par la 
lecture et l'explication commentatrice du Coran, 
n'oubliaient point, eux non plus, qu'en Rimbaud 
se trouvait un conseiller sûr. 



INTRODUCTION 25 



Pour suppléer, dans une certaine mesure, à la 
sécheresse des lettres à sa famille, il y aurait utilité, 
sans doute, à connaître la correspondance qu'il 
entretint avec ces comptoirs. Mais les négociants 
détenteurs de cette correspondance font la sourde 
oreille, dès qu'on leur en parle. Seul, M. Savouré 
est complaisant ; hélas, il n'a plus rien. 

« Je me serais — nous écrit celui-ci d'Addis-Ababa 
— fait un plaisir et un devoir de vous les remettre 
(les lettres de Rimbaud); j'en avais en effet un volu- 
mineux dossier. Mais lorsque je suis rentré (en 
France), j'avais tout laissé au siège, à Djibouti, de 
la compagnie franco-africaine, que je représentais 
alors. Depuis deux ans que je suis de retour au 
Choa, ladite compagnie a liquidé et je n'ai rien pu 
retrouver. Je ne saurais vous dire ce que cela est 
devenu, et je crains fort que tout n'ait été détruit. 
Sans doute, vous avez fait la même demande qu'à 
moi à M. Tian ou à son associé, M.Riès (i). Je sais 
que ces messieurs avaient la plus grande estime 
pour M. Rimbaud, que ses lettres du Harar à cette 



fi) Il fut en effet écrit à ces messieurs, qui oe daiguèrent ré- 
pondre. 



26 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

maison étaient souvent relues, en raison de leur 
caractère original, choix d'expressions curieuses 
et disant beaucoup, tout en tournant tout au plus 
risible comique exprimé le plus sérieusement du 
monde.. • )> 

Ces sourds d' à-présent, les Tian et autres, ne se 
firent pourtant point faute d'utiliser les connais- 
sances topographiques et ethnologiques d'Arthur 
Rimbaud, en se reposant sur lui, maintes fois, du 
soin de tracer les itinéraires, d'acheter leurs mar- 
chandises, d'organiser les caravanes et même de 
les diriger en personne! Mais, passons. 

Aussi bien, du Caire, de Port-Saïd, de Beyrouth, 
lieux de recueillement des explorateurs de l'Afrique, 
on s'informait auprès de notre omniscient de l'état 
géographique et des mouvements politiques de 
TAbyssinie, alors en pleine effervescence. Toujours 
très éclairé et très au courant, sur ces points encore, 
Rimbaud était volontiers de secours intellectuel 
envers ses correspondants scientifiques ; large- 
ment il leur dispensait ce qu'il possédait de rensei- 
gnements, et il allait jusqu'à leur faire intimement 



^'^^««iî-*..-» 



INTRODUCTION 2'J 



don de ses propres découvertes, jusqu'à leur livrer 
ses prévisions générales. 

Ces lettres encore seraient d'un appoint considé- 
rable à celles du présent tome; mais, bien que les 
explorateurs semblent marquer envers la mémoire 
de Rimbaud un respect et une affection plus grands 
que ceux des négociants, nous n'avons pu, jusqu'à 
présent, arriver à en réunir un groupe appré- 
ciable. Toutefois, nous en offrirons une ici, parce 
qu'elle corrobore une part de ce que nous venons 
de dire et, aussi, parce qu'elle présente, dans un 
ordre de faits un peu spéciaux peut-être, l'intérêt 
le plus vif : 

Harar, 25 février 1889. 

Mon cher monsieur Borelli, 

Comment vous portez-vous? 

— Je reçois avec plaisir votre lettre du Caire, 12 jan- 
vier. 

Merci mille fois de ce que vous avez pu dire et faire 
pour moi dans notre colonie. Malheureusement il y a tou- 
jours je ne sais quoi qui détourne complètement leslssas 
de notre Djibouti : la difficulté de la route de Biokaboba 
à Djibouti (car on ne peut aller d'ici à Ambos, trop voi- 



28 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



sin de Zeilah, pour côtoyer ensuite jusqu'à Djibouti I)^ le 
manque d'installation commerciale à Djibouti et même 
d'organisation politique, le défaut de communications 
maritimes de Djibouti avec Aden et, surtout, la question 
suivante : comment les produits arrivant à Djibouti se- 
ront-ils traités à Aden ? (car il n'y a pas à Obock d'ins- 
tallation pour la manutention de nos marchandises). 

De Djibouti pour le Harar on trouve assez facilement 
des chameaux, et la franchise des marchandises com- 
pense, et au delà, l'excèdent de frais en loyers de ces 
animaux. Ainsi nous avons reçu par Djibouti les 25o 
chameaux de M. Savouré, de qui l'entreprise a finale- 
ment réussi : il est entré ici quelques semaines après 
vous, avec le monsieur son associé. Le dedjatch Méko- 
nène (i)est reparti d'ici pour le Choaleg novembre 1888, 
et M. Savouré est monté à Ankobeur par le Hérer huit 
jours après le départ de Mèkonène par les Itous. M. Sa- 
vouré logeait ici chez moi ; il m'avait môme laissé en dé- 
pôt une vingtaine de chameaux de marchandises, que je 
lui ai adressés au Choa, il y a une quinzaine, par la route 
de Hérer. J'ai procuration de toucher pour lui à la caisse 
du Harar une cinquantaine de mille thalaris pour le 
compte de ses fusils, car il paraît qu'il n'a pas reçu grand'- 
chose du roi Ménélick. En tous cas, son associé descend 
de Farré pour Zeilah fin mars, avec leur première cara- 

(i) Makonnen, actuellement ras. 






INTRODUCTION 29 



vane de retour. M. Pino se rend à la côte par cette occa- 
sion. 

Vous devez savoir queM .Brémond est arrivé à Obock- 
Djibouti. Je ne sais ce qu'il veut entreprendre. Enfin il 
a un associé vojag'eant avec lui. Je n'ai pas reçu de let- 
tres de lui depuis son départ de Marseille; mais j'attends 
personnellement un courrier de Djibouti. 

M. Ilg" est arrivé ici, de Zeilah, fin décembre 1888, 
avec une quarantaine de chameaux d'engins destinés au 
roi. Il est resté chez moi un mois et demi environ : on ne 
lui trouvait point de chameaux, notre administration ac- 
tuelle est fort débile et les Gallas n'obéissent guère. En- 
fin il a pu charger sa caravane et est parti le 5 février 
pour le Choa, via Hérer. Il doit être à l'Hawache à pré- 
sent. — Les deux autres Suisses sont à l'attendre. 

Nos choums sont Ato Tesamma, Ato Mikael et le 
gragnazmatcheBanti.Le mouslénié, qui fait rentrer l'im- 
pôt, est l'émir AbduUahi. Nous n'avons jamais été aussi 
tranquilles, et nous ne sommes nullement touchés des 
soi-disant convulsions politiques de l'Abyssinie. — Notre 
garnison est d'environ mille remingtons. 

Naturellement, depuis la retraite de Mékonène, q\ii a 
été suivie de celle du dedjatch Bêcha de Boroma et môme 
de celle de Waldé Gabriel du Tchertcher, cette route nous 
est complètement fermée. — Nous ne recevons plus de 
maggadiés depuis longtemps. 

Nous ne recevons d'ailleurs guère de courriers que 

3. 






30 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



ceux de M. Savouré, quoique le roi envoie quelques 
ordres aux chouihs d'ici et que Mékonène continue à 
adresser aussi ses ordres aux dits choums, comme s'il 
était présent, quoiqu'il ne soit pas sûr qu'il sera renom- 
mé gouverneur ici, où il a laissé de fortes dettes. 

Enfin, par le dernier courrier on nous annonçait que, 
la situation semblant calmée au Choa, le dedjatch Waldé 
Gabriel retournait réoccuper le Tchertcher : ce serait 
pour nous la réouverture des relations commerciales avec 
le Choa. 

Quant à ce qui s'est passé au Choa, vous devez le sa- 
voir. L'empereur avait détrôné Tékla Haïmanante du 
Godjam pour mettre à sa place Ras Mickael, je crois* 
L'ancien roi du Godjam se révolta, chassa son rempla- 
çant, battit les gens de l'empereur ; d'où mise en marche 
d'Ato Joannés (i), son entrée au Godjam, qu'il ravagea 
terriblement et où il est toujours. On ne sait encore si la 
paix est faite avec Tékla Haïmanante. 

Ato Joannés avait de nombreux griefs contre Ménélick. 
Celui-ci refusait de livrer un certain nombre de déser- 
teurs qui avaient cherché asile chez lui. On dit môme 
qu'il avait prêté un millier de fusils au roi du Godjam. 
L'empereur était aussi très mécontent des intrigues, vraies 
ou non, de Ménélick avec les Italiens. Enfin les relations 
des deux souverains s'étaient fort envenimées, et on a 

(i) Le néçiis Jean. Ato siçaifie monsieur ou seigneur. 



INTRODUCTION 



3l 



craint, et on craint toujours que Joannès ne passe TAbbaï 
pour tomber sur le roi du Choa. 

C'est dans Tappréhension de cette invasion que M éné- 
lick a fait abandonner tous les commandements exté- 
rieurs pour concentrer toutes les troupes au Choa et par- 
ticulièrement sur la route deGodjam. LeRasGovana, le 
Ras Darghi g-ardent encore à présent le passage de T Ab- 
baï; on dit môme qu'ils ont déjà eu à repousser une ten- 
tative de passage des troupes de l'empereur. Quant à 
Mëkonène, il était allé jusqu'au Djimma, dont le mal- 
heureux roi avait déjà payé le guibeur (i)à un détache" 
ment de troupes de Joannès passé par l'ouest. L'abba 
Cori a payé un deuxième guibeur à Ménélick. 

L'aboune Mathios, un tas d'autres personnages, inter- 
cèdent pour la paix entre les deux rois. On dit que Méné- 
lick, très vexé, refuse de se concilier. Mais peu à peu le 
différend, çroit-on, s'apaisera. La crainte des Derviches 
retient l'empereur ; et quant à Ménélick, qui a caché au 
diable toutes ses richesses, vous savez qu'il est trop pru- 
dent pour jouer un coup si dangereux. Il est toujours à 
Entotto. On nous le représente bien tranquille. 

Le 25 janvier 1889 est entré à Ankobeur Antonelliavec 
ses 5,000 fusils et quelques millions de cartouches Vet- 
terlî, qu'il devait livrer, je crois, il y a longtemps. Il pa- 
raît qu'il a rapporté une quantité de thalaris. — On dit 

(i) L*îinpôt de vivres. 



1i: 



LETTRES DE JBAN-ARTHUR RIMBAUD 



que tout cela est en cadeau ! Je crois bien plutôt à une 
simple affaire commerciale. 

Les assistants du comte, Traversi, Ragazzi, etc., sont 
toujours dans la même position au Choa. 

On nous annonce encore que le sieur Viscardi est dé- 
barqué à Assab avec une nouvelle cargaison de tuyaux 
remingtons. 

Le gouvernement italien a aussi envoyé ici le docteur 
Nerazzini (que de docteurs diplomates!) en séjour, 
comme relais de poste d'Antonelli. 

Nous avons eu, il y a quelques jours, la visite du 
comte Téléki, qui a fait un important voyage dans les 
régions inexplorées au N.-O. du Kénia : il dit avoir 
pénétré jusqu'à dix jours sud du KafiFa. Il nous répète ce 
que vous dites 'du cours du Djibié, c'est-à-dire que ce 
fleuve, au lieu d'aller à l'Océan Indien, se jette dans un 
grand lac vers le S.-O. Selon lui, le Sambourou des car- 
tes n'existe pas. 

Le comte Téléki repart pour Zeilah. Le deuil du prince 
Rodolphe le rappelle en Autriche. 

— Je dis bonjourà Bidault de votre part. Il vous salue 
avec empressement. Il n'a pas encore pu placer sa col- 
lection de photographies du pays, qui est à présent com- 
plète. On ne l'a pas rappelé au Choa, ni ailleurs, et il 
vit toujours dans la contemplation. 

Disposez de moi pour ce dont vous pourriez avoir 



INTRODUCTION 33 



besoin dans ces parag'es, et croyez-moi votre dévoué. 

Rimbaud, 
Aux soins de monsieur Tian, Aden. 

On croirait, en fin de compte, qu'une ligue s'est 
formée, ligue instinctive et fatale des médiocres 
contre les supérieurs, pour étouffer la pensée et 
taire les grandes actions de cet archétype d'homme, 
de ce héros moderne qu'a été Rimbaud. S'en fût-il 
plaint lui-même, lui qui brûla l'édition à^Une Sai- 
son en Enfer, aussitôt la publication? 

Au Harar, de même qu'en Aden, il occupait ses 
loisirs de solitude dans l'étude opiniâtre du Coran 
et à la rédaction d'ouvrages qui, plutôt scientifi- 
ques, doivent concerner ses explorations. Voilà qui 
serait le commentaire rêvé au présent recueil de 
lettres! Nous n'avons pu, hélas! retrouver, non 
plus, ces précieuses choses confiées en dépôt. Faut- 
il désespérer? Non; car trop de gens ayant vécu 
près de Rimbaud en Afrique et en Asie savent 
qu'elles existent, et les dépositaires, s'ils n'ont rien 
détruit (détruire serait 'criminel devant la loi an- 



34 LETTRES DE JE AN- ARTHUR RIMBAUD 



glaise et la loi espagnole auxquelles ils ressortis- 
sent), auraient intérêt personnel à les restituer. 

En attendant, voici les quelques notes prises au 
jour le jour par Rimbaud, durant son si doulou- 
reux dernier trajet d'Haràr à Zeilah. Nous les 
avons découvertes parmi les quelques papiers rap- 
portés par lui en France. Elles sont tracées au 
crayon, d'une main souffrante, sur du papier à 
lettres quelconque et figurent resquissè d'un com- 
mentaire à la lettre CIV : 



Mardi y avril, — Départ de Harar à 6 heures du 
matin. Arrivée à Degadallalah, 9 heures 1/2. Marécage 
à Egon. Haut-Egon, midi. Egon à Ballaoua-fort, 3 h. 
Descente d'Egon à Ballaoua très pénible pour les por- 
teurs, qui s'écrasent à chaque caillou, et pour moi, qui 
manque à chaque minute de chavirer. La civière est 
déjà à moitié disloquée et les gens complètement ren- 
dus. J'essaie de monter à mulet, la jambe malade atta- 
chée au cou du mulet ; je suis obligé de descendre au 
bout de quelques minutes et de me remettre en la civière 
qui était déjà restée un kilomètre en arrière. Arrivée à 
Ballaoua. Il pleut. 

Vent furieux toute la nuit, que je passe sous la tente. 



INTRODUCTION 



35 



Mercredis. — Levés de Ballaoua à 6 h. 1/2. Entrée 
à Gueldessey à 10 h. 1/2. Les porteurs se mettent au 
courant» et il n'y a plus à souffrir qu'à la descente de 
Ballaoua. Orage kl^h, k Gueldessey. 

La nuit, rosée très abondante et froide. 



Jeudi g. — Partis à 7 h. du matin. Arrivée à Grasley 
à 9 h. 1/2. Resté à attendre l'abban et les chameaux en 
arrière. Déjeuner. Levés à i h.. Arrivée à Boussa à 5 h. 
1/2. Impossible de passer la rivière. Campé avec M. Do- 
naldy sa femme et deux enfants. 

4 

Vendredi 10, — Pluie. Impossible de se lever avant 
II h.. Les chameaux refusent de charger. La civière 'part 
quand môme et arrive à Vodji par la pluie, à 2 h.. Toute 
la soirée et toute la nuit nous attendons les chameaux, 
qui ne viennent pas. 

Il pleut 16 heures de suite, et nous n'avons ni vivres 
ni tente. Je passe ce temps sous une peau abyssine. 

h^ Samedi 11, à 6 h., j'envoie huit hommes à la 
recherche des chameaux et reste aVec les autres à atten- 



36 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

dre à Vodji. Les chameaux arrivent à 4 t. de l'après 
midi, et nous mangeons après 3o heures de jeûne com- 
plet dont i6 heures passées à découvert sous la pluie. 

6 

Dimanche 12 ,\ — Partis de Vodji à 6 h.. Passé à Cotto 
à 8 h. 1/2. Halte à la rivière de Dalahmaley, 10 h. 4o« 
Relevés à 2 h.. Campé à Dalahmaley à 4 h. 1/2. 

7 
Lundi i3, — Levés à 5 h. 1/2. Arrivée à Biokabouha 
à g h.. Campé. 

8 

Mardi i4' — Levés à 5 h. 1/2. Les porteurs mar^ 
chent très mal. A 9 h. 1/2, halte à Arrouina. On me 
jette par terre à l'arrivée. J'impose 4 thalaris d'amende: 
Mouned-Souyn i thaler, Abdulahé i thaler, Abdulah 
I thaler, Baker i thaler. Arrivée ^à Samado à 5 h. 1/2. 

9 

Mercredi i5. — Levés à 6 h.. Arrivée à Lasman à 
10 h.. Relevés à 2 h. 1/2. Arrivée à Kombavoren à 
6 h. 1/2. 

10 

Jeudi 16. — Levés à 5 h. 1/2. Passé à Ensa. Halte à 
Doudouhassa à 9 h.. Trouvé là 10 1/2 das i r.. Levés à 



INTRODUCTION 87 



2 h. Dadap, 6 h. i/4. Trouvé 5 1/2 chx 22 das 1 1 peaux : 
Adaoulî. 

II 

Vendredi ly. — Levés de Dadap à 9 h. 1/2. Arri- 
vée à Warambot à 4 t. 1/2. 



Faut-il dire que, de même qu'il avait été, selon 
rexpression sir caractéristique de Verlaine, un poète 
maudit parce qu'absolu, Arthur Rimbaud fut un 
explorateur et un colonisateur maudits parce qu'ab- 
solus? Craignons en tout cas que, sous ce dernier 
aspect de son altière personnalité, il ne demeure, 
par les Français surtout, longtemps incompris. 

On parle cependant, aujourd'hui, beaucoup de 
ces questions d'exploration et de colonisation. L'on 
en parlerait davantage, certes, et elles seraient à la 
mode, elles tiendraient la première place dans l'ac- 
tualité, si ce ténébreux roman qu'est l'affaire Dreyfus, 
avec ses surprises politiques et les sourdes palpita- 
tions de ses aléas processifs, n'occupait, n'obsédait 
la cervelle et le cœur des hommes susceptibles de 

4 



38 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



s'intéresser sereinement aux idées générales sur la 
paix et le bonheur des peuples : idées auxquelles, 
pourtant, le monarque le plus puissant d'Europe 
vient de donner, une preuve retentissante d'acquies- 
cement. 

Au risque de nous répéter, parce que tout en 
regardant l'avenir il faut parler au temps présent, 
parce que précisément, sous le rapport des dites 
questions, cette affaire Dreyfus a fait surgir en po- 
pularité une gloire suspecte, nous voudrions, pour 
la fin de cette introduction, essayer de montrer au 
moyen d'un bref parallèle lasupériorité duRimbaud 
des lettres qu'on va lire sur le commandant Mar- 
chand. Ce sera montrer du mêmecoupqu'en matière 
de colonies, comme d'ailleurs en toute autre matière 
d'industrie et de progrès, l'initiative individuelle est 
supérieure aux missions et aux soumissions ; que 
ses résultats, c'est-à-dire, surpassent de beaucoup, 
en profits économiques et moraux , les résultats 
obtenus par les gouvernements, lesquels gouver- 
nements ne sont, en réalité, que les exécuteurs des 
volontés de la masse votante. 

Bien entendu,rau-fond égoïste et sans droit exclu- 



■*"F» 



INTRODUCTION Sq 



sive considération de patriotisme, sue déjà négli- 
geable pour nous, sera reléguée à son plan inférieur 
pour que préside le généreux et seul digne raison- 
nement sur la civilisation. En procédant ainsi, peut- 
être va-t-on froisser le sens que prend, en Tâme 
forcenée d'un moderne nationaliste^ le verbe colo- 
niser? Il n'importe, ou tant pis I Au fait, les œuvres 
écrites et les discours de M. Paul Déroulède ne 
représentent pas, que nous sachions, des modèles 
de langage propre, et,*par conséquent, peu doivent 
nous chaloir les logomachies bourbeuses de ses 
disciples. Il n'y a point de notre faute, enfin, si ce 
mot coloniser est nativement et doit demeurer la 
signification d'une vertu nette et sans aucun rap- 
port avec lechauvinisme,vertu -méritant tout sérieux 
intérêt et tout profond respect, vertu qui toujours 
n'a eu qu'à perdre de sa pureté, de son honneur, 
au contact de l'esprit militaire. Coloniser veut dire 
cultiver, dans ses habitants comme dans ses ter- 
rains, une contrée; cela ne veut pas dire se l'appro- 
prier par le meurtre, pour la ruiner après par la 
déprédation. Faire produire à un pays inculte des 
choses utiles d'abord au bonheur des humains qui 



40 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

rhabitent, voilà un but noble ; le conquérir par les 
armes, ce pays, y planter un drapeau, y installer 
une administration parasitaire entretenue à frais 
énormes par et pour la seule gloriole d'une métro- 
pole, c'est de la folie barbare et c'est de la honte, 
c'est du ridicule monstrueux ! (i) 

Le colon, pris comme entité et qu'il appartienne 
à la catégorie des hommes libres ou qu'il compte 
parmi les missionnaires, doit commencer par être 
explorateur, cela est évident: avant de s'étabHr en 
pays nouveau, ne faut-il pas découvrir ce pays ? 
Dans l'exploration aussi, afin de vaincre les obsta- 
cles et de faire face heureuse aux dangers, il y a 
deux façons de se conduire : la façon belliqueuse, 
qui est le plus souvent collective, et la façon pacifi- 
que, qui est de préférence individuelle. Eh bien, il 
ne semble pasque la pénétration armée soit la moins 
périlleuse ni la plus courageuse. Elle suscite, en 
effet, chez les indigènes à acquérir, des sentiments 
rien mpins que confiants et peu propices à la sou- 
mission cordiale ; sentiments logiques de terreur, 

(i) Ces lignes étaient écrites bien avant que se révélassent les 
faits de la mission Voulet-Cbanoine, cette effroyable, cette exces- 
sive illustration de nos dires. 



INTRODUCTION 4 1 



faisant à ces malheureux déserter leurs terres 
natales qui, par le fait, s'annulent au point de vue 
de la colonisation et ne présentent au nouvel occu- 
pant que des perspectives de famine et de retour 
offensif des expropriés. Tandis que la pénétration 
pacifique, elle, pourvu que Texplorateur sache se 
familiariser avec les mœurs des indigènes et parler 
leur langage, est bien plus pratique ; quoiqu'il y 
faille employer un courage nu et une patience pers- 
picace dont peu de civilisés ont les nerfs capables; 
et les fins sont nutritives et belles auxquelles, par 
elle, on doit arriver, quasi nécessairement. 

Emises ces réflexions qui devraient être des lieux 
communs, sans tenir compte des théories hybrides 
de M. Gabriel Bonvalot, à la remorque desquelles 
s'est attelé le normalisme de M. Jules Lemaftre, 
venons à notre parallèle. 

Rimbaud et Marchand sont, pour parler le style 
des spécialistes, deux « coloniaux». 

Le premier explora et colonisa de sa propre ini- 
tiative, sans autre encouragement ni ressources 
que son vouloir de liberté et de charité. Le second 



42 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

travailla aux gages et pour le compte du gouverne- 
ment français représenté en Afrique par M . Liotard, 
commissaire de la République chargé « d'assurer 
l'occupation et la défense des régions que la con- 
vention franco-anglaise nou« a reconnue w, dit au 
Livre Jaune M. Delcassé, ministre des Affaires 
étrangères. 

Sous le rapport du goût de Faventure et de l'ap- 
titude physique à sonder les territoires inconnus, 
mettons que l'un l'autre s'égalaient. 11 est possible, 
concédons, que Rimbaud dans la situation du com- 
mandant Marchand n'eût pas mieux abouti que 
celui-ci; de même qu'il est supposable, à la rigueur, 
que Marchand eût accompli, en lieu et place de 
Rimbaud, ce qu'a accompli Rimbaud. Les faits n'en 
demeurent pas moins, qui nous semblent démontrer 
la supériorité de l'action civilisatrice isolée du dé- 
serteur de Tarmée hollandaise sur l'action politique 
en troupe du fidèle officier de l'armée fran- 
çaise. 

On va voir, d'ailleurs, si ces deux hommes, com- 
parables peut-être au point de vue de l'énergie cor- 
porelle, se pourraient comparer au point de vue de 



INTRODUCTION * 4^ 



rintelligence, cette force, invincible, lorsqu'elle se 
mêle d'agir. 

Après avoir été — notez-le, s'il vous plaît, M. Jules 
Lemaître ! — un fort en thème de renseignement 
classique, un lauréat des concours académiques, 
Arthur Rimbaud, ce poète si précocement génial, 
cet idéologue de dix-sept ans, ce précurseur de 
Nietzsche, voulut parcourir le monde. Il était mû, 
d'évidence, par Timpérieux besoin d'épanouir son 
individu dans des œuvres immensément maté- 
rielles et progressives. A mesure qu'il marcha à 
travers les différentes nations d'Europe, dans ces 
villes dont il avait rêvé la transfprmation féerique, 
son cerveau, aidé, sans nul doute, par la possession 
des langues mortes, se rendit propriétaire de 
chaque idiome vivant. Il allait, sait-on bien, pres- 
que toujours à pied, seul et dénué de pécule. En 
ï88o, lorsqu'il arriva à Aden, aussi complètement 
que sa langue maternelle, dont il restera l'un des 
maîtres, il savait l'anglais, l'allemand, le néerlan- 
dais, le russe, le suédois, l'espagnol, l'italien, 
toutes les langues occidentales. Profitant de son 



44 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 

séjour dans un emploi relativement sédentaire 
trouvé en cet Aden, il s'-assimila vite, en même 
temps que Farabe et divers idiomes orientaux, les 
connaissances théoriques et pratiques de l'ingénieur ; 
puis il partit, tout seul toujours, pour aller explo- 
rer l'Afrique. Dans La Vie de Jean-Arthur Rim- 
baudy nous avons indiqué ce que furent ses explo- 
rations et ses colonisations au Harar et au Choa, 
nous avons montré comment, sans autres satellites 
que ses manières d*être, condescendantes à point, 
d'homme supérieur, il parvint à se faire respecter, 
voire à se faire adorer de peuplades sauvages jus- 
qu'alors redoutées des voyageurs et auxquelles il 
enseignait l'industrie et la dignité. On voudra s'y 
reporter. Disons ici seulement que cela devait être 
de conséquences incalculablement heureuses pour 
la civilisation . 

Quant à Marchand, nous ne voyons pas — ô 
M. Gabriel Bonvalotl — qu'il ait fait ses humanités ; 
ce seraient plutôt les cours modernes de l'école 
régimentaire, venant compléter une modeste ins- 
truction primaire, qui ont, la soumission aux chefs 
aidant, fait de cet engagé volontaire dans l'armée un 



INTRODUCTION 4 5 



officier d'infanterie de marine susceptible d'assu- 
mer une expédition coloniale. A la tête d'une troupe 
armée de fusils Lebel et sur l'ordre du ministre des 
colonies, il partit pour l'Afrique : sa mission avait 
pour objet la relève des soldats libérés et, subsé- 
quemment, la défense des possessions françaises 
administrées par le commissaire de la République 
au Congo. Comme ce Marchand est, nous dit-on, un 
officier actif et aventureux, son zèle conquérant et 
patriotique lui fit descendre le Bahr-el-Gaial, au 
long duquel il laissa des « postes d'occupation », 
et ainsi parvenir jusqu'au Nil, à Fashoda dominée 
par les Mahdistes. Il paraît qu'aussitôt entré dans 
cette ville du Soudan, il fut attaqué par une flotille 
derviche, qu'il repoussa. Puis, croyant allègrement 
le fait de cette victoriette libérateur pour les Shilluks 
de la tyrannie des derviches, il aurait cru pouvoir, 
sans connaître la langue du pays ni même avoir 
d'interprète, conclure avec le Grand Meck un traité 
aux termes duquel celui-ci plaçait ses sujets (ce sont 
les propres expressions de M. Marchand consignées 
au Livre jaune) sous la protection de la France. Per- 
sonne, à cette heure, n'ignore ce que de tout cela il 

4. 



46 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

— — ■ — •* 

advint. Une expédition anglo-égyptienne, comman- 
dée par le sirdar Kitchener, reconquérait le Sou- 
dan sur les Mahdistes ; après la prise de Khartoum, 
remontant le Nil pour l'occupation, elle rencontra 
les couleurs françaises à Fashoda ; et ce fut, entre la 
république de France et le royaume de FAngleterre, 
un conflit diplomatique ayant pour premier résultat 
Tordre donné au commandant Marchand de quitter 
le pays des Shilluks et de réintégrer la métropole 
du sien, où Timbécillité dangereuse et mécontente 
lui préparait une apothéose. 

Par cet exposé schématique des faits les concer- 
nant respectivement, on découvre déjà la diffé- 
rence essentielle qui sépare les deux personnalités 
et permet de les choisir comme types opposés 
d'agents de colonisation. 

Jugeant sur les apparences, on eût cru que celui 
devant accomplir la plus décisive besogne était 
l'officier, non le poète maudit. Il en a été cependant 
tout au contraire de ce préjugé; et cela, point seu- 
lement parce que Marchand, moinsinstruit que Rim- 
baud, était aussi moins libre, maisencore parce qu'il 



STM 



INTRODUCTION 4? 



était armé et conducteur d'une troupe meurtrière, 
que le sort des territoires explorés ne l'intéressait 
autrement que comme une conquête nationale, qu'il 
agissait en un mot patriotiquement et selon des 
vœux politiques. Car, surtout en France où l'es- 
prit d'initiative manque presque toujours aux indi- 
vidus appelés à gérer les nouvelles acquisitions de 
territoire, la pplitique coloniale est l'ennemie de la 
colonisation. (Il y a ci-après quelques mots de Rim- 
baud là-dessus, lettre LXVI.) 

Donc, le fruit des exploits du commandant Mar- 
chand a été ce qu'il devait être : nul, sinon funeste, 
pour les pays où ces exploits se sont accomplis. 
Quant au gouvernement français mandant, il s'est 
avec raison estimé heureux de n'avoir point, en 
conséquence de l'occupation de Fashoda, une guerre 
navale avec l'Angleterre. Le Grand Meck nie avoir 
conclu un traité avec des Français, et — cela de- . 
vient comique — comme Marchand n'avait même 
pas, ainsi que nous l'avons déjà dit,'d'interprète avec 
soi et que ses soldats ne sortaient point des bâti- 
ments égyptiens les abritant, les Shilluks n'au- 
raient pu savoir avec qui précisément ils avaient 



48 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



affaire, si c'était avec des Egyptiens ou si c'était 
avec des Anglais... 

Tandis que l'œuvre de Rimbaud, elle, fructifie 
chaque jour plus, là-bas, en Ethiopie. 

Ainsi, dans le même temps que couraient les 
nouvelles sur Fashoda, les bruits ont couru d'une 
guerre de Ménélick contre le ras Mangacha, gou- 
verneur de l'Erythrée. Les journaux de Paris ra- 
contaient, et ce ne peut être inexact pour qui est 
au courant un peu des choses de l'Afrique orien- 
tale, que les dissentiments survenus entre l'empe- 
reur d'Abyssinie et son féal, le ras du Tigré, ont 
été fomentés par l'impératrice Taïtou elle-même. 
La haine profonde et instinctive de celle-ci pour 
l'Européen ne verrait pas sans dépit des chemins 
de fer et autres manifestations de civilisation se 
produire dans ses états, sous l'encouragement et 
la protection de son tout puissant mari ; issue de 
la cour du négus Jean (i), prédécesseur de Méné- 
lick II, elle voudrait réagir et elle aurait trouvé un 
auxiliaire tout prêt dans le |ras Mangacha, fils du 

(i) Mort en 1888. Voir à ce sujet la lettre XGVI, ci-après. 



INTRODUCTION 49 



dit négus Jean et son héritier légitime ; il paraît 
même que la cause deTimpératrice serait embrassée 
par la plupart des ras éthiopiens et que, seul à peu 
près, Makonnen du Harar tiendrait fermement pour 
Ménélick et marcherait décidément avec lui. Or, le 
parti delà civilisation en Ethiopie est, nous le savons, 
la création d'Arthur Rimbaud, dont Finfluence, de 
1888 à 1891, fut, malgré les tracasseries de Taïtou, 
prépondérante sur Ménélick et surtout sur son con- 
seiller, le ras Makonnen. En dépit des menées des 
partisans adverses, il ne se pourrait évidemment 
qu'un retour à la barbarie désormais eût lieu de la 
part de ces nègres capables, grâce aussi en partie à 
Rimbaud, de lutter contre les envahissements des 
armées européennes. Mais il faut que renseignement 
rimbaldien, religieusement suivi par, entre autres, 
le disciple Alfred Ilg, ministre du négus et conces- 
sionnaire des chemins de fer éthiopiens, demeure le 
credo des colons abyssins, et qu'il continue ainsi 
à organiser du bonheur pour ces peuples d'Afrique 
s'élevant peu à peu à une hauteur de mœurs qui 
pourrait en faire, dans l'avenir, des modèles de 
l'homme social... 



1 



50 LETTRES DE JËAN-ARTHUR RIMBAUD 



Et voilà quelle aura été la fructification des gestes 
pacifiques d'un passant solitaire, obligé déjà de 
s'assurer pour lui-même, ce quirennuie,les moyens 
de Texistence matérielle. 

Vivant, il n'en escomptait nulle gloire, nulle glo- 
riole; jamais. Les lettres qu'on va lire l'attestent. Il 
semblait plutôt mécontent de ne pas faire mieux et 
davantage, vite; afin de pouvoir aller ailleurs, tou- 
jours ailleurs. 

En vérité, une histoire humaine de la civilisation 
(ah, l'histoire !) pourra-t-elle, à côté de la mé- 
moire aujourd'hui silencieuse de Rimbaud, évoquer 
celle du nom maintenant si tapageur de Marchand, 
ce missionnaire inconscient de maladroites convoi- 
tises patriotiques ? 

1898-1899. 

PATERNE BERRICHON. 






LETTRES 



DE JEA.N-ARTHUR RIMBAUD 



I 

17 mars 1876. 

Mes chers parents, 

Je n'ai pas voulu écrire avant d'avoir une nou- 
velle adresse. Aujourd'hui j'accuse réception de 
votre dernier envoi, de 5o francs. Et voici le mo- 
dèle de suscription des lettres à mon adresse : 



Wurtemberg 

Monsieur Arthur Rimbaud 

2, Marien Strasse^ 3 tr, 

STUTTGART. 



« 3 tr » signifie 3® étage. J'ai là une très grande 
chambre, fort bien meublée, au centre de la ville, 
pour 10 florins, c'est-à-dire 21 francs 5o c, le ser- 
vice compris : et on m'off're la pension pour 60 francs 



54 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 



par mois: je n'en ai pas besoin d'ailleurs, c'est tou- 
jours tricherie et assujettissement, ces petites com- 
binaisons, quelque économiques qu'elles paraissent. 
Je m'en vais donc tâcher d'aller jusqu'au i5 avril 
avec ce qui me reste (encore cinquante francs), 
parce que j'aurai encore besoin d'avances à cette 
date-là: car, ou je dois rester encore un mois pour 
me mettre bien en train, ou j'aurai fait des annon- 
ces pour des placements dont la poursuite (le voya- 
ge, par ex.) demandera quelque argent. 

J'espère que tu trouves cela modéré et raisonna- 
ble. Je tâche de m'infiltrer les manières d'ici par tous 
les moyens possibles, je tâche de me renseigner; 
quoiqu'on ait réellement à souffrir de leur genre. 
Je salue l'armée (i), j'espère que Vitalie et Isabelle 
vont bien; je prie que l'on m'avertisse si l'on désire 
quelque chose d'ici, et suis votre dévoué 

A. RIMBAUD 

II 

Gèoes, le 17 novenibre 1878. 

Chers amis. 
J'arrive ce matin à Gênes, et reçois vos lettres. 

(i) Par ce mot armée il désigne son frère Frédéric, qui accom- 
plissait alors son service militaire. 



LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 55 

Un passage pour l'Egypte se paie en or ; de sorte 
qu'il n'y a aucun bénéfice. Je pars lundi 19 à 9 
heures du soir. On arrive à la fin du mois. 

Quant à la façon dont je suis arrivé ici, elle a été 
accidentée et rafcgîchie de temps en temps par la 
saison. Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse, 
voulant rejoindre, de Remiremont, la correspon- 
dance allemande à Wesserling, il m'a fallu passer 
les Vosges : d'abord, en diligence; puis, à pied, 
aucune diligence ne pouvant plus circuler dans 
cinquante centimètres de neige en moyenne et par 
une tourmente signalée. Mais l'exploit prévu était 
le passage du Gothard, qu'on n'accomplit plus en 
voiture à cette saison et que je ne pouvais, par con- 
séquent, faire en voiture. 

A Altorf, à la pointe méridionale du lac des Qua- 
tre-Gantons, qu'on a côtoyé en vapeur, commence 
la route du Gothard. A Amsteg, à une quinzaine 
de kilomètres d' Altorf, la route commence à grim- 
per et à tourner selon le caractère alpestre. Plus 
de vallées ; on ne fait plus que dominer les préci- 
pices, par-dessus les bornes décamétriques de la 
route. Avant d'arriver à Andermatt, on passe un 
endroit d'une horreur remarquable, dit le Pont-du- 
Diable, — moins beau pourtant que la Via Mala du 



56 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Splûgen que vous avez en gravure. A Gœschenen, 
un village devenu bourg par l'affluence des ouvriers, 
on voit au fond de la gorge l'ouverture du fameux 
tunnel, les ateliers et les cantines de l'entreprise . 
D'ailleurs, tout ce pays d'aspect si féroce est fort 
travaillé et travaillant. Si Ton ne voit pas de batteu- 
ses à vapeur dans la gorge, on entend un peu par- 
tout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il 
va sans dire que l'industrie du pays se montre sur- 
tout en morceaux de bois. Il y a beaucoup de fouil- 
les minières. Les aubergistes vous offrent des spé- 
cimens minéraux plus ou moins curieux que le dia- 
ble, dit-on, vient acheter au sommet des collines 
et va revendre en ville . 

Puis commence la vraie montée, à Hospital, je 
crois : d'abord, presque une escalade par les traver- 
ses ; puis, des plateaux ou simplement la route des 
voitures. Car il faut bien se figurer que l'on ne peut 
suivre tout le temps celle-ci qui ne monte qu'en zig- 
zags ou terrasses fort douces, ce qui demanderait 
un temps infini quand il n'y a à pic que 4900 d'élé- 
vation pour chaque face, et même moins de 4900, 
vu l'élévation du voisinage. On ne monte non plus 
à pic, on suit des montées habituelles, sinon 
frayées. Les gens non accoutumés au spectacle des 



LETTRES DE JEAN-AHTHUR RIMBAUD 67 

montagnes apprennent ainsi qu'une montagne peut 
avoir des pics, mais qu'un pic n'est pas la monta- 
gne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs 
kilomètres de superficie, 

La route^ qui n'a guère que six mètres de largeur, 
est comblée tout du long, à droite, par une chute 
de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à 
chaque instant, allonge sur la route une barre d'un 
mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce 
tourmente de grésil. Voici : plus une ombre dessus, 
dessous ni autour, quoique nous soyons entourés 
d'objets énormes; plus de route, de précipice, de 
gorge, ni de ciel : rien que du blanc à songer, à 
toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de 
lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit 
être le milieu du sentier, impossible de lever le nez 
à une bise aussi carabinante, les cils et la mousta- 
che en stalactites, l'oreille déchirée, le cou gonflé 1 
Sans l'ombre qu'on est soi-même et sans les poteaux 
du télégraphe, qui suivent la route supposée, on 
serait aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four. 

Voici à fendre plus d'un mètre de haut sur un 
kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de 
longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une 
demi-heure la tourmente peut nous ensevelir sans 



58 LETTRES DE JÈAN-ARTHUR RIMBAUD 



trop d'efforts, on s'encourage (par des cris (on ne 
monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin 
voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée 
I fr. 5o.En route. Mais le vent s'enrage, la route se 
comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, 
un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se 
perd. De quel côté des poteaux est-ce? (Il n'y a de 
poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jus- 
qu'aux côtes, jusque sous les bras... 

Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hos- 
pice du Gothard, établissement civil et hospitalier, 
vilaine bâtisse de sapin et de pierres. Un clocheton. 
A la sonnette, un jeune homme louche vous reçoit : 
on monte dans une salle basse et malpropre où 
l'on vous régale de droit de pain et fromage, soupe 
et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes à 
l'histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts 
les retardataires de la montagne. Le soir on est 
une trentaine qu'on distribue, après la soupe, sur 
des paillasses dures et sous des couvertures insuf- 
fisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en 
cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de 
plus les gouvernements qui subventionnent leur 
cahute. 

Au matin, après le pain-fromage-goutte, raffer- 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD Sq 

mis par cette hospitalité gratuite qu*on peut pro- 
longer aussi longtemps que la tempête le permet, 
on sort. Ce matin, au soleil, la montagne est mer- 
veilleuse : plus de vent, toute descente, par les 
traverses, avec des sauts, des dégringolades kilo- 
métriques, qui vous font arriver à Airolo, l'autre 
côté du tunnel, où la route reprend le caractère al- ^ 
pestre, circulaire et engorgé, mais descendant. 
C'est le Tessin. 

La route est en neige jusqu'à plus de trente kilo- 
mètres du Gothard. A trente kilomètres seulement,^ 
à Giornico,la vallée s'élargit un peu. Quelques ber- 
ceaux de vignes et quelques bouts de prés, qu'on 
fume soigneusement avec des feuilles et autres 
détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la 
route défilent chèvres, bœufs et vaches gris, cochons 
noirs. A Bellinzona il y a un fort marché de ces 
bestiaux. A Lugano, à vingt lieues du Gothard, on 
prend le train, et on va de l'agréable lac de Lugano 
à l'agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu. 

Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une 
vingtaine de jours vous aurez une lettre. 

Votre ami, 

RIMBAUD 



60 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



III 

, Alexandrie> novembre 1878. 

Çhers amis, 

Je suis arrivé ici après une traversée d^une dizaine 
de jours , et , depuis une quinzaine que je me 
retourne ici, voici seulement que les choses com- 
mencent à mieux tourner ! Je vais avoir un emploi 
prochainement; et je travaille déjà assez pour vivre, 
petitement il est vrai. Ou bien je serai occupé dans 
une grande exploitation agricole à quelque dix lieues 
d'ici (j'y suis déjà allé, mais il n'y aurait rien avant 
quelques semaines); — ou bien j'entrerai prochai- 
nement dans les douanes anglo-égyptiennes, avec 
bon traitement ; — ou bien, je crois plutôt que je 
partirai prochainement pour Chypre, l'île anglaise, 
comme interprète d'un corps de travailleurs. En 
tous cas, on m'a promis quelque chose ; et c'est avec 
un ingénieur français — homme obligeant et de 
talent — que j'ai aflFaire. Seulement voici ce qu'on 
demande de moi : un mot de toi, maman, avec 
légalisation de la mairie et portant ceci : 

<( Je soussignée, épouse Rimbaud, propriétaire à 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 6l 



(( Roche, déclare que mon fils Arthur Rimbaud 
« sort de travailler sur ma propriété, qu'il a quitté 
« Roche de sa propre volonté, le 20 octobre 1878, 
« et qu'il s'est conduit honorablement ici et ailleurs, 
« et qu'il n'est pas actuellement sous le coup de la 
c( loi militaire. 

« Signé : Ep. R... 

« Et le cachet de la mairie qui est le plus néces^ 
saire. » 

Sans cette pièce on ne me donnera pas un pla- 
cement fixe, quoique je croie qu'on continuerait à 
m'occuper incidemment. Mais gardez-vous de dire 
que je ne suis resté que quelque temps à Roche, 
parce qu'on m'en demanderait plus long, et ça 
n'en finirait pas ; ensuite ça fera croire aux gens de 
la compagnie agricole que je suis capable de diriger 
des travaux. 

Je vous prie en grâce de m'envoyer ce mot le 
plus tôt possible : la chose est bien simple et aura 
de bons résultats, au moins celui de me donner 
un bon placement pour tout l'hiver. 

Je vous enverrai prochainement des détails et des 
descriptions d'Alexandrie et de la vie égyptienne. 
Aujourd'hui, pas le temps. Je vous dis au revoir. 

5 



02 LETTRES DÉ JEAN-ARtHUR RIMBAUD 



Bonjour à F., s'il est là. Ici il fait chaud comme 
Tété à Roche. 
Des nouvelles. 

A. RIMBAUD, 
poste française, Alexaadrie, Egypte. 

IV 

Larnaca (Chypre), le i5 février 1879. ♦ 

Chers amis, 

Je ne vous ai pas écrit plus tôt, ne sachant de 
quel côté on me ferait tourner. Cependant vous avez 
dû recevoir une lettre d'Alexandrie, où je vous par- 
lais d'un engagement prochain pour Chypre. De- 
main, 16 février, il y aura juste deux mois que je 
suis employé ici. Les entrepreneurs sont à Larnaca, 
le port principal de Chypre. Moi, je suis surveillant 
d'une carrière au désert, au bord de la mer : on fait 
un canal aussi. 11 y a encore à faire l'embarquement 
des pierres sur les cinq bateaux et le vapeur de la 
Compagnie. Il y a aussi un four à chaux, briquete- 
rie, etc. Le premier village est à une heure de 
marche* 

Il n'y a ici qu'un chaos de rocs, la rivière et la 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 63 



mer. Il n'y a qu'une maison. Pas de terre, pas de 
jardins, pas un arbre. En été, ily a quatre-vingts de- 
grés de chaleur. A présent, on en a souvent cin- 
quante. C'est l'hiver. Il pleut quelquefois. On se 
nourrit de gibier, de poules, etc .. Tous les euro- 
péens ont été malade?, excepté moi. Nousavons été 
ici vingt européens au plus au camp. Les premiers 
sont arrivés le 9 décembre. Il y en a trois ou quatre 
de morts. 

Les ouvriers chypriotes viennent des villages en- 
vironnants; on en a employé jusqu'à soixante par 
jour. Moi, je les dirige : je pointe lesjournées, dis- 
pose du matériel; je fais les rapports à la Compa- 
gnie, tiens le compte de la nourriture et de tous les 
frais, et je fais la paie. Hier, j'ai fait une petite paie 
de cinq cents francs aux ouvriers grecs. 

Je suis payé au mois, cent cinquante francs, je 
crois : je n'ai encore rien reçu, qu'une vingtaine de 
francs. Mais je vais bientôt être payé entièrement 
et je crois même congédié, parce qu'il paraît qu'une 
nouvelle Compagnie va venir s'installer à notre place 
et prendre tout à la tâche. 

C'est dans cette incertitude que je retardais d'é- 
crire. En tous cas, ma nourriture ne me coûtant que 
très peu par jour et, par conséquent, ne devant 



64 LETTRES DE JEAN-AUTHUR RIMBAUD 



pas grand'chose, il me restera toujours de quoi at- 
tendre un autre emploi, et il y aura toujours à faire 
quelque chose pour moi dans Chypre. On va faire 
des chemins de fer, des forts, des casernes, des hô- 
pitaux, des ports, des canaux, etc.. Le i®' mars, 
on va donner des concessions de terrains, sans au- 
tres frais que l'enregistrement des actes. 

Que faites-vous? Préféreriez-vous que je rentre? 
Ecrivez-moi au plus tôt. 

A. RIMBAUD 

— Je vous écris au désert et je ne sais quand 
faire partir. 



Larnaca (Chypre), le 24 avril 1879. 

Aujourd'hui seulement, je puis retirer cette pro- 
curation (i) à la chancellerie ; mais je crois qu'elle 
va manquer le bateau et attendre le départ de l'au- 
tre jeudi. 

Je suis toujours chef de chantier aux carrières de 

(i) M. Rimbaud père venait de mourir à Dijon. Cette procuration 
avait été demandée à Arthur afin de pouvoir régler les affaires de la 
succession. 



i 



- ^.tiVji,.^'. .. »i ,i itr x,^ "-»'*^ I-- u.r.rniiLi-uu-n-*_ir.^.ii 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 65 

la Compagnie, et je charge et fais sauter et tailler 
la pierre. 

La chaleur est très forte. On fauche le grain. Les 
puces sont un supplice affreux, de nuit et de jour. 
En plus, les moustiques. Il faut dormir au bord de 
la mer, au désert. J'ai eu des querelles avec les ou- 
vriers et j'ai dû demander des armes (i). 

Je dépense beaucoup. Le i6 mai finira mon cin- 
quième mois ici. 

Je pense que je vais revenir; mais je voudrais, 
avant, que vous me donnassiez des nouvelles. 

Ecrivez-moi donc. 

Je ne vous donne pas mon adresse aux carrières, 
parce que la poste n'y passe jamais, mais à la ville, 
qui est à six lieues. 

A, RIMBAUD, 

poste restante, Larnaca, Chypre. 



(i) Voici comment, dans la Revue d'Ardenne et d'Argonne, 
MM. Bourg;uigoon et Houin rapportent ce conflit : 

« Un jour la plus grande partie des ouvriers cosmopolites auxquels 
il commande met au pillage, sous l'excitation de l'ivresse, la caisse 
qu'on lui a confiée pour payer ses hommes. Voilà Rimbaud fort 
embarrassé; maiâ, sans se démonter, il recherche les misérables, leur 
exprime à chacun en particulier le chagrin qu'il éprouve, les res- 
ponsabilités qu'il encourt, le tort fait aux camarades ; il finit par les 
émouvoir et la plupart, leur ivresse dissipée, s'empressent de resti- 
tuer l'argent. » 



66 LETTRÉS DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



VI (I) 

Mont-Troodos (Chypre), 
Dimanche, :^3 mai 1880. 

Excuséz-moi de n'avoir pas écrit plus tôt. Vous 
avez peut-être eu besoin de savoir où j'étais ; mais 
jusqu'ici j'ai réellement été dans l'impossibilité de 
vous faire parvenir de mes nouvelles. 

Je n'ai rien trouvé à faire en Egypte ; et je suis 
parti pour Chypre, il y a presqueun mois. En arri- 
vant, j'ai trouvé mes anciens patrons en faillite. Au 
bout d'une semaine, j'ai cependant trouvé l'emploi 
que j'occupe à présent. Je suis surveillant au palais 
que l'on bâtit pour le gouverneur général, au som- 
met du Troodos, la plus haute montagne de Chypre 
(2.100 mètres). 

Jusqu'ici j'étais seul avec l'ingénieur, dans une 
des deux baraques en bois qui forment le camp. 
Hier sont arrivés une cinquantaine d'ouvriers, et 
l'ouvrage va marcher. Je suis seul surveillant, jus- 



(1) Durant presque toute Tanuée qui sépare la lettre précédente 
de celle-ci, Rimbaud, atteint de fièvres violentes, avait séjourné à 
Roche et à Charleville, dans sa famille. 



..,■ . •-*' •'^-~ »-.;■■ «AC».»,.. 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 67 



qu'ici je n'ai que deux cents francs par mois. Voici 
quinze jours que je suis payé, niais je fais beau- 
coup de frais. Il faut toujours voyager à cheval ; les 
transports sont excessivement difficiles, les villages 
très loin, la nourriture très chère. De plus, tandis 
qu'on a très chaud dans les plaines, à cette hauteur- 
ci il fait, et fera encore pendant un mois, un froid 
désagréable; il pleut, grêle, vente à vous renverser. 
11 a fallu que je m'achète matelas, couvertures, pa- 
letot, bottes, etc., etc.. 

Il y a au sommet de la montagne un camp où les 
troupes anglaises arriveront dans quelques semaines , 
dès qu'il fera trop chaud dans la plaine et moins 
froid sur la montagne. Alors le service des provi- 
sions sera assuré. 

Je suis donc, à présent, au service de l'adminis- 
tration anglaise. Je compte être augmenté prochaine 
ment et rester employé jusqu'à la fin de ce travail, 
qui se finira probablement vers septembre. Ainsi, 
je pourrai gagner un bon certificat, pour être em- 
ployé dans d'autres travaux qui vont probablement 
suivre, et mettre de côté quelques cents francs. 

Je me porte mal ; j'ai des battements de cœur 
qui m'ennuient fort. Mais il vaut mieux que je n'y 
pense pas. D'ailleurs qu'y faire ? Cependant l'air 



■ -.-"H 



A8 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

est très sain ici ; il n^y a sur la montagne que des sa- 
pins et des fougères. 

Je fais cette lettre aujourd'hui dimanche ; mais il 
faut que je la mette à\la poste à dix lieues d'ici, dans 
un port nommé Limassol, et je ne sais quand je 
trouverai l'occasion d'y aller ou d'y envoyer. Pro- 
bablement pas avant huitaine. 

A présent, ilfaut que je vousdemande un service. 

J'ai absolument besoin, pour mon travail, de deux 
livres intitulés, l'un : 

Album des Scieries forestières et agricoles^ en 
anglais, prix 3 francs, contenant 128 dessins. 

(Pour cela, écrire vous-mêmes à M. Arbey^ cons- 
tructeur-mécanicieriy cours de Vincennes, Paris). 

L'autre : 

Le Livre de poche du Charpentier y collection de 
i4o épures, par Merly, prix 6 francs. 

(A demander chez Lacroix^ éditeur^ rue des 
Saints-Pères, Paris.) 

Il faut que vous me demandiez et m'envoyiez 
ces deux ouvrages au plus tôt, à l'adresse ci-des- 
sous : 

(( Monsieur Arthur Rimbaud 
« Poste restante 

« Limassol (Chypre) . » 



LETTRES DE JEAN-ARTHUH RIMBAUD 



Il faudra que vous payiez ces ouvrages, je vous 
en prie. La poste ici ne prend pas d'argent^ je ne 
puis donc vous en envoyer. \\ faudrait que j'achète 
un petit objet quelconque, que la poste accep- 
terait, et je cacherais Targent dedans. Mais c'est 
défendu, et je ne tiens pas à le faire. Prochaine- 
ment cependant, si j'ai autre chose à vous faire 
envoyer, je tâcherai de vous faire parvenir de l'ar- 
gent de cette manière. 

Vous savez combien de temps il faut, aller et 
retour, pour Chypre; et là où je me trouve, je ne 
compte pas, avec toute la diligence, avoir ces livres 
avant six semaines. 

Jusqu'ici je n'ai encore parlé que de moi. Par- 
donnez. C'est que je pensais que vous devez vous 
trouver en bonne santé, et au mieux pour le reste. 
Vous avez bien sûr plus chaud que moi. Et don- 
nez-moi bien des nouvelles du petit train. Et le père 
Michel? etCotaîche? (i) 

Je vais tâcher de vous faire prochainement un 
petit envoi du fameux vin de la Commanderie. 

(i) Le père Michel était un vieux domestique de la ferme de ma- 
dame Rimbaud. D'origine luxembourgeoise, il prononçait « cotaf- 
che » le nom de comtesse donné à une jument que iui-méme condui- 
sait. 



70 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Je me recommande à votre souvenir, 
A vous, 

ARTHUR RIMBAUD, 

Poste restante, 
Lîmassol (Chypre). 

— A propos, j^oubliais Taffaire du livret. Je vais 
prévenir le consul de France ici, et il arrivera de la 
chose ce qu'il en arrivera. 

VII 

[Arrivée sous r enveloppe de la précédente) 

Vendredi, 4 juin 1880. 

Chers amis. 
Je n'ai pas encore trouvé Foccasion de vous faire 
parvenir une lettre. Demain cependant je confie 
ceci à une personne qui va à Limassol. Ayez l'ex- 
trême bonté de me répondre et de m'envoyer ce 
que je demande, j'en ai tout à fait besoin. Je suis 
toujours employé ici. Il fait beau à présent. Je vais, 
dans quelques jours, partir pour une entreprise de 
pierres de taille et de chaux, où j'espère gagner 
quelque chose. 

A bientôt . 

A. RIMBAUD, 

Poste reslanle, 
Limassol (Chypre). 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 71 



VllI 

Aden, 17 août 1880. 

Chers amis, 

J'ai quitté Chypre avec 4oo francs, depuis près 
de deux mois, après des disputes que j'ai eues avec 
le payeur général et mon ingénieur. Si j'étais resté, 
je serais arrivé à une bonne position en quelques 
mois. Mais je puis cependant y retourner. 

J'ai cherché du travail dans tous les ports de la 
Mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, 
Hodeidah, etc. Je suis venu ici après avoir essayé 
de trouver quelque chose à faire en Abyssinie. J'ai 
été malade en arrivant. Je suis employé chez un 
marchand de café, où je n'ai encore que sept francs. 
Quand j'aurai quelques centaines de francs, je par- 
tirai pour Zanzibar, où, ditr-on, il y a à faire. 

Donnez-moi de vos nouvelles. 

RIMBATJD, 

Aden-ûamp. 

— ' L'affranchissement est de plus de 26 centi* 
mes. Âden n'est pas dans l'union postale. 



72 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 

— A propos, m'aviez-vous envoyé ces livres, à 
Chypre? 

Aden, 25 août 1880. 

Ghers amis, 

Il [me semble que j'avais posté dernièrement une 
lettre pour vous, contant comme j'avais malheureu- 
sement dû quitter Chypre et comment j'étais arrivé 
ici après avoir roulé la Mer Rouge. 

Ici, je suis dans un bureau de marchand de café. 
L'agent de la Compagnie est un général en retraite. 
On fait passablement d'affaires, et on va faire beau- 
coup plus. Moi, je ne gagne pas beaucoup, ça ne 
fait pas plus de six francs par jour; mais si je reste 
ici, et il faut bien que j'y reste, car c'est trop éloi- 
gné de partout pour qu'on ne reste pas plusieurs 
mois avant de seulement gagner quelques centaines 
de francs pour s'en aller en cas de besoin, si je 
reste, je crois que l'on me donnera un poste de con- 
fiance, peut-être une agence dans une autre ville, 
et ainsi je pourrais gagner quelque chose un peu 
plus vite. 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 78 

Aden est un roc affreux, sans un seul brin d'her- 
be ni une goutte d'eau bonne : on boit Teau de mer 
distillée. La chaleur y est excessive, surtout en 
juin et septembre qui sont les deux canicules. La 
température constante, nuit et jour, d'un bureau 
très frais et très ventilé est de 35®. Tout est très 
cher et ainsi de suite. Mais, il n'y a pas : je suis 
comme prisonnier ici et, assurément, il me faudra 
y rester au moins trois mois avant d'être un peu 
sur mes jambes ou d'avoir un meilleur emploi. 

Et à la maison? La moisson est finie? 

Contez-moi vos nouvelles. 

ARTHUR RIMBAUD 



Aden, 2a septembre 1880. 

Ghers amis, 

Je reçois votre lettre du 9 septembre, et, comme 
un courrier part demain pour la France, je réponds. 

Je suis aussi bien qu'on peut l'être ici. La maison 
fait plusieurs centaines de mille francs d'affaires 
par mois. Je suis le seul employé et tout passe par 
mes mains. Je suis très au courant du commerce du 

6 



74 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

café à présent. J'ai absolument la confiance du 
patron. Seulement, je suis mal payé : je n'ai que 
cinqfrancs par jour, nourri, logé, blanchi, etc., etc., 
avec cheval et voiture, ce qui, somme toute, repré- 
sente bien une douzaine de francs par jour. Mais 
comme je suis le seul employé un peu intelligent 
d'Aden, à la fin de mon deuxième mois ici, c'est-à- 
dire le i6 octobre, si l'on ne me donne pas deux 
cents francs par mois, en dehors de tous frais, je 
m'en irai. J'aime mieux partir que de me faire 
exploiter. J'ai d'ailleurs déjà environ 200 francs en 
poche. 

J'irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire. 
Ici aussi, d'ailleurs, il y a beaucoup à faire. Plu- 
sieurs sociétés commerciales vont s'établir sur la 
côte d'Abyssinie. La maison a aussi des caravanes 
dans l'Afrique ; et il est encore possible que je parte 
par là, où je me ferais des bénéfices et où je m'en- 
nuierais moins qu'à Aden qui est, tout le monde le 
reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde, après 
toutefois celui que vous habitez. 

J*ai 4o degrés de chaleur ici, à la maison. On sue 
des litres d'eau par jour. Je voudrais seulement 
qu'il y eût 60 degrés, comme quand je restais à 
Massaouah ! 



LETTRES DE J BAN-ARTHUR RIMBAUD 76 

Je vois que vous avez eu un bel été. Tant mieux. 
C'est la revanche du fameux hiver. 

Les livres ne me sont pas parvenus, parce que 
(j'en suis sûr) quelqu'un se les sera appropriés à 
ma place aussitôt que j'ai eu quitté le Troodos. 
J'en ai toujours besoin, ainsi que d'autres livres; 
mais je ne vous demande rien, parce que je n'ose 
pas envoyer d'argent avant d'être sûr que je n'au- 
rai pas besoin de cet argent, par exemple si je par- 
tais à la fin du mois. 

Je vous souhaite mille chances et un été de 5oans 
sans cesser. 

Répondez-moi toujours à la même adresse; si je 
m'en vais, je ferai suivre* 

RIMBAUD 

— Bien faire mon adresse, parce qu^il y a ici un 
Rimbaud agent des Messageries maritimes. On m'a 
fait payer lo centimes de supplément d'affranchis^ 
sèment. 

XI 

Aden, 2 novembre 1880. 

Chers amis, 
Je suis encore ici pour un certain temps, quoique 



1 



76 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



je sois eng-agé pour un autre poste sur lequel je dois 
me diriger prochainement. La maison a fondé une 
agence dans le Harar, une contrée que vous trou- 
verez sur la carte au sud-est de TAbyssinie. On 
exporte de là du café, des peaux, des gommes, etc. ^ 
qu^on acquiert en échange de cotonnades et mar- 
chandises diverses. Le pays est très sain et frais, 
grâce à sa hauteur. Il n'y a point de routes et pres- 
que point de communications. On va d*Aden au 
Harar : par mer d'abord, d'Aden à Zeilah, port de 
la côte africaine ; de là au Harar, par vingt jours de 
caravane. 

Monsieur Bardey, un des chefs de la maison, a 
fait un premier voyage, établi une agence et ramené 
beaucoup de marchandises. Il a laissé un représen- 
tant là-bas, sous les ordres duquel je serai. Je suis 
engagé, à partir du ler novembre, aux appointe- 
ments de 1 5o roupies par mois, c'est-à-dire 33o francs, 
soit onze francs par jour, plus la nourriture, tous 
les frais de voyages et 2 0/0 sur les bénéfices. Cepen- 
dant, je ne partirai pas avant un mois ou six se- 
maines, parce que je dois porter là-bas une forte 
somme d'argent qui n'est pas encore disponible. 11 
va sans dire qu'on ne peut aller là qu'armé, et qu'il 
y a danger d'y laisser sa peau dans les mains des 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD J^J 



Gallas, — quoique le dangern'y soit pas très sérieux 
non plus. 

A présent, j'ai à vous demander un petit service, 
qui, comme vous ne devez pas être fort occupés à 
présent, ne vous gênera guère. C'est un envoi de 
livres à me faire. J'écris à la maison de Lyon (i) de 
vous envoyer la somme de loo francs. Je ne vous 
Fenvoie pas moi-même, parce que Ton me ferait 8 o/o 
de frais. La maison portera cet argent à mon compte. 
Il n'y a rien de plus simple. 

Au reçu de ceci, vous envoyez la note suivante, 
que vous recopiez et affranchissez, à l'adresse : 
Lacroix y éditeur, rue des Saints-Pères, à Paris. 

c Roche, le. .. etc.. 

« Monsieur, 

« Veuillez m'envoyer, le plus tôt possible, les 
« ouvrages ci-après, inscrits sur votre catalogue: 
« Traité de Métallurgie (le prix doit être). 4^ oo 
« Hydraulique urbaine et agricole, .... 3 . oo 
« Commandant de navires à vapeur. ... 5.oo 

« Architecture navale » 3.oo 

« Poudres et Salpêtres 5 . oo 

(i) Succursale de lamaisou d'Aden. 



78 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RISTRAUD 

« Minéralogie 10 . 00 

« Maçonnerie^ par Demanet 6 . 00 ? 

« Livre de poche du Charpentier 6 ,00 

« Il existe un traité des Puits artésiens^ par 
« F. Garnier. Je vous serais très réellement obligé 
(( de me trouverce traité, même s'il n'a pas été édité 
« chez vous, et de me donner dans votre réponse 
<( une adresse de fabricants d'appareils pour forage 
« instantané, si cela vous est possible. 

« Votre catalogue porte, si je me rappelle, une 
n Instruction sur rétablissement des Scieries. Je 
« vous serais obligé de me l'envoyer. 

« Il serait préférable que vous m'envoyassiez par 
c< retour de courrier le coût total de ces volumes, 
« en m'indiquant le mode de paiement que vous 
a préférez. 

c< Je tiens à trouver le traité des Puits artésiens^ 
(( que l'on m'a demandé. On me demande aussi le 
« prix d'un ouvrage sur les Constructions métalli- 
« çues, que doit porter votre catalogue, et d'un 
(( ouvrage complet sur toutes les Matières textiles, 
« que vous m'enverrez, ce dernier seulement. 

« J'attends ces renseignements dans le plus bref 
« délai, ces ouvrages devant être expédiés à une 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 79 

« personne qui doit partir de France dans quatre 
« jours. 

« Si vous préférez être payé parremboursement, 
c( vous pouvez faire cet envoi de suite. 

« RIMBAUD, 

« Roche, etc. . . ■ 

Là-dessus, vous adresserez la somme qu'on vous 
demandera, et vous m'expédierez le paquet. 

Cette lettre-ci vous arrivera vers le 20 novembre, 
en même temps qu'un mandat-poste de la maison 
Viannay de Lyon, vous portant la somme que j'in- 
dique ici. Le premier bateau des Messageries par- 
tira de Marseille pour Aden le 26 novembre et arri- 
vera ici le 1 1 décembre. En huit jours, vous aurez 
bien le temps de faire ma commission. 

Vous me demanderez également chez M, Arbey, 
constructeur, cours de Vincennes, à Paris, V Album 
des Scieries agricoles et forestières que vous m'a- 
vez dû envoyer à Chypre et que je n'ai pas reçu. 
Vous enverrez 3 francs pour cela. 

Demandez aussi à M, Pilter^ quai Jemmapes, 
son grand Catalogue illustré de Machines agrico- 
les, FRANCO. 

Enfin, à la librairie Roret : 



8o LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Manuel du Charroriy 

Manuel du Tanneur^ 

Le parfait Serrurier y par Berlhaut, 

Exploitation des Mines, par J.-F. Blanc, 

Manuel du Verrier , 

— du Briquetier, 

— du Faïencier j Potier , etc., 

— du Fondeur en tous métaux, 

— du Fabricant de bouffies. 
Guide de F Armurier. 

Vous regardez le prix de ces ouvrages, et vous 
les demandez contre remboursement, si cela peut 
se faire; et au plus tôt : j'ai surtout besoin du Tan- 
neur, 

Demandez le Catalogue complet de la Librairie 
de r Ecole centrale, à Paris. 

On me demande l'adresse de Constructeurs d'ap- 
pareils plongeurs : vous pouvez demander cette 
adresse à Pilter, en même temps que le catalogue 
des Machines. 

Je serai. fort gêné si tout cela n'arrive pas pour 
le II décembre. Par conséquent, arrangez-vous 
pour que tout soit à Marseille pour le 26 novembre. 
Ajoutez au paquet le Manuel de Télégraphie, le 
Petit Menuisier et le Peintre en bâtiments. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 8l 



— Voici deux mois que j'ai écrit, et je n'ai pas 
encore reçu les livres arabes que j'ai demandés (i). 
Il faut faire vos envois par la Compagnie des Mes- 
sageries maritimes. D'ailleurs, informez-vous. 

Je suis vraiment trop occupé aujourd'hui pour 
vous en écrire plus long. Je souhaite seulement que 
vous vous portiez bien et que l'hiver ne vous soit 
pas trop dur. Donnez-moi de vos nouvelles en dé- 
tail. Pour moi, j'espère faire quelques économies. 

Quand vous m'enverrez le reçu des loo francs 
que je vous fais envoyer, je rembourserai la mai- 
son immédiatement. 

RIMBAUD 

XII 

Harar, i3 décembre 1880. 

Cher S amis. 

Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de 
cheval à travers le désert Somali. Harar est une 
ville colonisée par les égyptiens et dépendant de 
leur gouvernement. La garnison est de plusieurs 
milliers d'hommes. 

Ici se trouve notre agence et nos magasins. Les 

(i) La lettre manque, qui contenait cette demande. Elle n*est pas 
arrivée à destination, sans doute. 

6. 



82 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 

produits marchands de la contrée sont le café, 
rivoire, les parfums, Tor, etc... Le pays est élevé, 
mais non infertile. Le climat est frais et non mal- 
sain. On importe ici toutes marchandises d'Europe 
par chameaux. Il y a, d'ailleurs, beaucoup à faire 
dans ces régions. 

Nous n'avons pas de poste régulière ici. Nous i 
sommes forcés d'envoyer notre 'courrier à Aden, 
par de rares occasions. Ceci ne vous arrivera donc 
pas d'ici longtemps. 

Je compte que vous avez reçu ces loo francs, 
que je vous ai fait envoyer par la maison de Lyon, 
et que vous avez trouvé moyen de mettre en route 
les objets que j'ai demandés. J'ignore cependant 
quand je les recevrai. 

Je suis dans les Gallas. Je pense que j'aurai à 
aller plus en avant prochainement. Je vous prie de 
me faire parvenir de vos nouvelles le plus fréquem- 
ment possible. J'espère que vos affaires vont bien et 
que vous vous portez bien. Je trouverai moyen 
d'écrire encore prochainement. 
Adressez vos lettres ou envois ainsi : 

« M. Dubar, agent général, à Aden, 
« pour M. Rimbaud, à Harar. » 



Lettres de jean- Arthur rimbaud 83 



XIII 



Harar^ i5 janvier 1881. 

Chers amis, 

Je vous ai écrit deux fois en décembre 1880 (i), 
et n'ai naturellement pas encore reçu de réponse 
de vous. En ce même décembre, j'ai écrit que l'on 
vous envoie une 3* somme de 100 francs, qui vous 
est peut-être parvenue et que vous emploierez à 
l'usage que je vous ai dit. J'ai fort besoin de tout 
ce que je vous ai demandé, et je suppose que les 
premiers objets sont déjà arrivés à Aden. Mais 
d'Aden, il y a encore un mois. 

Il va nous arriver une masse de marchandises 
d'Europe, et nous allons avoir un fort travail. Je 
vais prochainement faire une grande tournée au 
désert, pour des achats de chameaux. Naturelle- 
ment, nous avons des chevaux, des armes et le 
reste. 



(i) Les postes de Harar étant à cette époque fort mal organisées, 
il arriva quelquefois que les lettres de Rimbaud ne parvinrent pas 
à destination. Ainsi, de ces deux écrites en décembre 1880, une 
seule, celle qu'on vient de lire, est parvenue. 



84 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Le pays n'est pas déplaisant en ce moment : il 
fait le temps du mois de mai en France. 

J'ai reçu vos deux lettres de novembre; mais je 
les ai perdues de suite. Ayant cependant eu le 
temps de les parcourir, je me rappelle que vous 
m'accusiez réception des premiers cent francs que 
je vous ai fait envoyer. 

Je vous fais envoyer cent francs pour le cas où 
je vous aurais occasionné des frais. Ceci fera le 
3® envoi, et je m'arrêterai là ju^'qu'à nouvel ordre. 
D'ailleurs, quand j'aurai reçu une r^^^ .ase à ceci, 
le mois d'avril sera arrivé. 

Je ne vous ai pas dit que je suis engagé ici pour 
trois ans : ce qui ne m'empêchera pas de sortir avec 
gloire et confiance, si l'on me fait des misères 
d'avance. Mes appointements sont de 3oo francs par 
mois, en dehors de toute espèce de frais, et tant 
pour cent sur les bénéfices. 

Nous allons avoir, en cette ville-ci, un évêque 
catholique qui sera probablement le seul catholique 
du pays. Nous sommes ici dans le Galla. 

Nous faisons venir un appareil photographique, 
et je vous enverrai des vues du pays et des gens. 
Nous recevrons aussi le matériel de préparateur 
d'histoire naturelle, et je pourrai vous envoyer des 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 85 

oiseaux et des animaux qu'on n'a pas encore vus 
en Europe. J'ai déjà ici quelques curiosités que 
j'attends l'occasion d'expédier. 

Je suis heureux d'entendre que vous pensez à 
moi et que vos affaires vont bien. J'espère que, pour 
l'avenir, chez vous, cela marchera ainsi, le mieux 
possible. De mon côté, je tâcherai de rendre mon 
travail intéressant et lucratif. 

J'ai, à présent, à vous donner quelques petites 
commissions faciles. Envoyez la lettre suivante à 
M. Lacroix^ éditeur^ Paris : 

a Monsieur, 

c( Il existe un ouvrage d'un auteur allemand ou 
« suisse, publié en Allemagne il y a quelques 
« années et traduit en français, portant le titre 
« de : Guide du Voyageur ou Manuel théorique et 
« pratique de V Explorateur. (C'est là le titre ou à 
« peu près.) Cet ouvrage, me dit-on, est un com- 
« pendium très intelligent de toutes les connais- 
(f sances nécessaires à l'explorateur, en topographie, 
n minéralogie, hydrographie, histoire naturelle, 
(( etc., etc.. 

« Me trouvant en ce moment, dans un endroit 
(c où je ne puis me procurer le nom de l'auteur, 



« ni l'adresse des éditeurs-traducteurs, j'ai supposé 
« que cet ouvrage vous est connu et que vous pour- 
« riez me donner ces renseignements. Je serais 
« même heureux si vous pouviez et vouliez bien 
« me l'expédier de suite, en choisissant le mode 
« de paiement que vous préférerez, 
« Vous remerciant, 

« aiMBAUD 

K Roche, par elc. . u 

Envoyez celle-ci à M. Bautin, Jabricant d'ins- 
truments de précision k Paris, me du Quatre-Sep- 
tembre, 6: 

« Monsieur, 

« Désirant m'occuper de placer des instruments 
<( de précision en général dans l'Orient, je me 
« suis permis de vous écrire pour vous demander 
« le service suivant : 

H Je voudrais connaître l'ensemble de ce qui se 
n fabrique de mieux en France (ou à l'étranger) 
a en instruments de mathématiques, optique, astro- 
« nomie, éleclricité, météorologie, pneumatique, 
a mécanique, hydraulique et minéralogie. Je ne 
« m'occupe pas d'instruments de chirurgie. 

a Je serais très heureux que l'on pût me rassem- 



LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 87 



« hier tous les catalogues formant cet ensemble, et 
« je me rapporte de ce soin à votre bienveillante 
« compétence. 

« On me demande également des catalogues de 
« fabriques de jouets physiques, pyrotechnie, pres- 
« tidigitation, modèles mécaniques et de construc- 
« tions en raccourci, etc. S'il existe en France des 
« fabriques intéressantes en ce genre, ou si vous 
« connaissez mieux à l'étranger, je vous serai plus 
« obligé que je ne puis dire de vouloir bien me 
« procurer adresses ou catalogues. 

« Vous adresseriez vos communications dans ce 
« sens à l'adresse ci-dessous : 

f M. Rimbaud, à Roche, par Attigny{Ardennes). 

« Ce correspondant se charge naturellement de 
« tous frais à encourir, et les avancera immédiate- 
c( ment sur votre observation. 

« Envoyez également, s'il en existe de sérieux et 
f de tout à fait modernes et pratiques, un Manuel 
« complet du fabricant d' instruments de précision. 

« Vous remerciant cordialement, 

« A. RIMBAUD, 

c à Aden (Arabie). » 



88 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Vous faites précéder cette lettre des mots suivants : 

« Monsieur, 

« Nous vous communiquons une note à votre 
a adresse d'un de nos parents en Orient, et nous 
(( serions très heureux que vous voulussiez bien y 
(( prêter attention. Nous sommes à votre disposi- 
(( tion, quant aux frais que cela occasionnerait. » 

(C RIMBAUD, 

c à Roche, etc. i 

Enfin, informez- vous s'il n'existe pas à Paris une 
librairie de l'Ecole des Mines ; et, si elle existe, 
envoyez-m'en le catalogue. 

A vous de tout cœur, 

A. RIMBAUD 

XIV 

Harar, le i5 février 1881, 

Chers amis, 

J'ai reçu votre lettre du 8 décembre, et je crois 
même vous avoir écrit une fois depuis. J'en ai, d'ail- 
leurs, perdu la mémoire en campagne. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 89 



Je vous rappelle que je vous ai fait envoyer 3oo 
francs : 1° d'Aden, 2" de Harar à la date du 10 dé- 
cembre environ. 3° de Harar à la date du 10 jan- 
vier environ. Je compte qu'en ce moment vous avez 
déjà reçu ces trois envois de cent francs et mis en 
route ce que je vous ai demandé. Je vous remercie 
dès à présent de l'envoi que vous m'annoncez, mais 
que je ne recevrai pas avant deux mois d'ici, peut- 
être. 

Envoyez-moi les Constructions métalliqueSy par 
Monge : prix, 10 francs. 

Je ne compte pas rester longtemps ici ; je saurai 
bientôt quand je partirai. Je n'ai pas trouvé ce que 
je présumais ; et je vis d'une façon fort ennuyeuse 
et sans profits. Dès que j'aurai i5oo ou 2000 francs, 
je partirai, et j'en serai bien aise. Je compte trou- 
ver mieux un peu plus loin. Ecrivez-moi des nou- 
velles des travaux de Panama : aussitôt ouverts, 
j'irai. Je serais même heureux de partir d'ici, dès à 
présent. J'ai pincé une maladie peu dangereuse par 
elle-même; mais ce climat-ci est traître pour toute 
espèce de maladie. On ne guérit jamais d'une bles- 
sure. Une coupure d'un millimètre à un doigt sup- 
pure pendant des mois et prend la gangrène trèsi 
facilement. D'un autre côté, l'administration égyp- 



go LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

■- * ■ ■■ I I - — . .1 — ■- Il I I-. ■ ■■ . _ ^■■, ^ ■■■ ■^,--- ■.■■■■■■,.,, ^ 

tienne n'a que des médecins et des médicaments 
insuffisants. Le climat est très humide en été : c'est 
malsain ; je m'y déplais au possible, c'est beaucoup 
trop froid pour moi. 

En fait de livres, ne m'envoyez plus de ces ma- 
nuels Roret. 

Voici quatre mois que j'ai commandé des effets à 
Lyon, et je.n'aurai encore rien avant deux mois. 

Il ne faut pas croire que ce pays-ci soit entière- 
ment sauvage. Nous avons l'armée, artillerie et ca- 
valerie, égyptienne, et leur administration. Le tout 
est identique à ce qui existe en Europe; seulement, 
c'est un tas de chiens et de bandits. Les indigènes 
sont des Gallas, tous agriculteurs et pasteurs : gens 
tranquilles quand on ne les attaque pas. Le pays 
est excellent, quoique relativement froid et humide ; 
mais l'agriculture n'y est pas avancée. Le commerce 
ne comporte principalement que les peaux des bes- 
tiaux, qu'on trait pendant leur vie et qu'on écorche 
ensuite ; puis du café, de l'ivoire, de l'or, des par- 
fums, encens, musc, etc.. Le mal est que l'on est 
à 60 lieues de la mer et que les transports coûtent 
trop. 

Je suis heureux de voir que votre petit manège 
va aussi bien que possible. Je ne vous souhaite pas 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 9I 

une réédition de l'hiver 1879-80, dont je me sou- 
viens assez pour éviter à jamais l'occasion d'en su- 
bir un semblable. 

Si vous trouviez un exemplaire dépareillé du Bot- 
tin, Paris et étranger (quand ce serait un ancien), 
pour quelques francs^ envoyez-le moi, en caisse : 
j'en ai spécialement besoin. 

Fourrez-moi aussi une demi-livre de graines de 
betterave saccharifère dans un coin de l'envoi. 

Demandez — si vous avez de l'argent de reste — 
chez Lacroix le Dictionnary of Engineering mili- 
tary and civil ^ prix i5 francs. Ceci n'est pas fort 
pressé. 

Soyez sûrs que j'aurai soin de mes livres. 

Notre matériel de photographie et de prépara- 
tion d'histoire naturelle n'est pas encore arrivé, et 
je crois que je serai parti avant qu'il n'arrive. 

J'ai une foule de choses à demander; mais il faut 
que vous m'envoyiez le Bottin d'abord. 

A propos, comment n'avez-vous pas retrouvé le 
dictionnaire arabe? Il doit être à la maison cepen- 
dant. 

Dites à F. de chercher dans les papiers arabes 
un cQh\tTÏni\i\}[é . Plaisanteries j jeux demots^etc.^ 
en arabe ; et il doit y avoir aussi une collection de 



ga LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



dialogues^ de chansons ou je ne sais quoi^ utile à 
ceux qui apprennent la langue. S'il y a un ouvrage 
en arabe, envoyez; mais tout ceci comme embal- 
lage seulement, car ça ne vaut pas le port. 

Je vais vous faire envoyer une vingtaine de ki- 
los café moka à mon compte, si ça ne coûte pas 
trop de douane. 

Je vous dis : à bientôt! dansTespoir d'un temps 
meilleur et d'un travail moins bête; car, si vous 
présupposez que je vis en prince, moi je suis 
sûr que je vis d'une façon fort bête et fort embê- 
tante. 

Ceci part avec une caravane, et ne vous parvien- 
dra pas avant fin mars. C'est un des agréments de 
la situation. C'est même le pire. 
A vous, 

RIMBAUD 

XV 

Harar^ 12 mars 1881. 

Chers amis. 

J'ai reçu avant-hier une lettre de vous sans 
date, mais timbrée, je crois, du 6 février 1881, 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD qS 



J^ai déjà reçu, par vos lettres précédentes, nou- 
velle de votre envoi; et le colis doit se trouver à 
présent à Aden. Seulement, j'ignore quand il pren- 
dra le chemin de Harar. Les affaires de cette en- 
treprise-ci sont assez embrouillées. 

Mais, vous dites avoir reçu ma lettre du i3 dé- 
cembre 1880. Alors, vous auriez dû recevoir par la 
même occasion une somme de cent francs que j'ai 
commandé à la maison de vous envoyer, à la date 
du i3 décembre 1880; et, votre lettre étant partie 
du 10 février environ, vous auriez dû également 
recevoir une 3® somme de cent francs que j'ai com- 
mandé à la maison de vous envoyer, à la date du 
10 janvier 1881, par lettre à eux, et lettre à vous, 
à cette même date du 10 janvier. 

J'ai écrit pour savoir comment cela a été réglé. Il 
est vraisemblable, que vous n'ayez pas encore 
reçu ma lettre du 10 janvier à la date où vous 
avez écrit la vôtre, c'est-à-dire au 16 février ; 
mais je me demande ce qu'il est advenu de la de- 
mande d argent qui acccompagnait ma lettre du i4 
décembre 1880, lettre que vous dites avoir reçue. 
En tout cas, il n'y a rien de perdu si l'on n'a rien 
envoyé. Je vais me renseigner définitivement. — 
Figurez-vous que j'ai commandé deux vêtements 



g^ LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



de drap à Lyon en novembre i88p et que je serai 
peut-être longtemps encore sans les recevoir. En 
attendant, j'ai froid ici, vêtu que je suis des tenues 
de coton d'Aden. 

Je saurai, dans un mois, si je dois rester ici ou 
déguerpir; et je serai de retour à Aden, au mo- 
ment où vous recevrez ceci. J'ai eu des ennuis 
absurdes à Harar, et il n'y a pas à y faire, pour le 
moment, ce que Ton croyait. Si je quitte cette ré- 
gion, je descendrai probablement à Zanzibar, et 
je trouverai peut-être de l'occupation aux Grands- 
Lacs. — J'aimerais mieux qu'il s'ouvrît quelque 
part des travaux intéressants , et ici les nouvelles 
n'en arrivent pas souvent. 

Que l'éloignement ne soit pas une raison de me 
priver de vos nouvelles. Adressez toujours à Aden, 
d'où cela me parviendra. 

A bientôt d'autres nouvelles. 

Bonne santé et bonheur à tous. 



RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD qS 



XVI 

Harar^ dimanche i6 avril 1881 . 

Chers amis, 

J'ai reçu de vous une lettre dont je ne me rap- 
pelle pas la date : j'ai égaré cette lettre dernière- 
ment. Vous m'y accusiez réception d'une somme 
de cent francs; c'était la deuxième, dites-vous. C'est 
bien cela. L'autre, selon moi, la 3" c'est-à-dire, ne 
doit pas vous être parvenue : ma demande a dû 
être égarée. Gardez ainsi ces 100 francs de côté. 

Je suis toujours en suspens. Les affaires ne sont 
pas brillantes. Qui sait combien je resterai ici? 
Peut-être, prochainement, vais -je faire une cam- 
pagne dans le pays . Il est arrivé une troupe de 
missionnaires français ; et il se pourrait que je les 
suivisse dans les pays jusqu'ici inaccessibles aux 
blancs, de ce côté. 

Votre envoi ne m'est pas encore parvenu ; il 
doit être cependant à Aden, et j'ai Tespoir de le 
recevoir dans quelques mois. Figurez-vous que je 
me suis commandé des tenues à Lyon, il y a sept 
mois, et qu'elles ne songent pas à arriver ! ! 



g6 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Rien de bien intéressant pour le moment. 

Je vous souhaite des estomacs moins en danger 
que le mien, et des occupations moins ennuyeuses 
que les miennes. 

RIMBAUD 



XVII 

Harar^ ^mal 1881. 

Chers amis, 

Vous êtes en été, et c'est Thiver ici, c'est-à-dire 
qu'il fait assez chaud, mais il pleut souvent. Cela 
va durer quelques mois. 

La récolte du café aura lieu dans six mois. 

Pour moi, je compte quitter prochainement cette 
ville-ci pour aller trafiquer dans l'inconnu. Il y a 
un grand lac à quelques journées, et c'est en pays 
d'ivoire : je vais tâcher d'y arriver. Mais le pays 
doit être hostile. 

Je vais acheter un cheval et m'en aller. Dans le 
cas où cela tournerait mal, et que j'y reste, je vous 
préviens que j'ai une somme de 7 fois i5o roupies 
m'appartenant déposée à l'agence d'Aden et que 
vous réclamerez, si ça vous semble en valoir la 
peine. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 97 



Envoyez-moi un numéro d'un journal quelcon- 
que de travaux publics, que je sache ce qui se passe. 
Est-ce qu'on travaille à Panama? 

Ecrivez à MM. Wurster et Cie, éditeurs à Zu- 
rich, Suisse, et demandez de vous envoyer de 
suite le Manuel du Voyageur par M. Kaltbrûnner, 
contre remboursement ou comme il lui plaira. 
Envoyez aussi les Constructions à la mer^ par Bon- 
niceau, librairie Lacroix. 

Expédiez à l'agence d'Aden. 

Portez- vous bien. Adieu. 

A. RIMBAUD 

XVIII 

Harar, 26 mai 1881. 

Chers amis, 

Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai. Je 
suis heureux de savoir que ta santé s'est remise et 
que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait 
malheureux d'être obligé de travailler. Hélas! 
moi, je ne tiens pas du tout à la vie; et si je vis, 
je suis habitué à vivre de fatigue; mais si je suis 
forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, 

7 



qB lettres de JEAN-ARTBUR RIMBAUD 



et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu'ab- 
surdes dans ces climats atroces, je crains d'abré- 
ger mon existence. 

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, 
et, dans trois mois, je pourrais vous envoyer 5ooo 
francs d'économies; mais je crois que je les garde- 
rai pour commencer quelque petite affaire à mon 
compte dans ces parages, car je n'ai pas l'inten- 
tion dépasser toute mon existence dans Tesclavage. 

Enfin, puissions-nous jouir de quelques années 
de vrai repos dans cette vie; et heureusement que 
cette vie est la seule et que cela est évident, puis- 
qu'on ne peut s'imaginer une autre vie avec un 
ennui plus grand que celle-ci I 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

XIX 

Harar, le lo juin 1881^ 

Chers amis. 

Je reviens d'une campagne au dehors, et je 
repars demain pour une nouvelle campagne à 
l'ivoire; 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD QQ 

■ ■ ■ ■ — ■ ■ - y— ■ ■- — ■■■■ > ■ 

Mon adresse est toujours la même, et je recevrai" 
de vos nouvelles avec plaisir. 

RIMBAUD 

— Je n'ai rien reçu de vous depuis longtemps. 

XX 

Harar, le 2 juillet 1881. 

Chers amis, 

Je reviens de rintérieur, où j'ai acheté une 
quantité considérable de cuirs secs. 

J'ai un peu la fièvre à présent. Je repars dans 
quelques j ours pour un pays totalement inexploré 
par les européens; et, si je réussis à me mettre 
décidément en route, ce sera un voyage de six 
semaines, pénible et dangereux, mais qui pour- 
rait être de profit. — Je suis seul responsable de 
cette petite expédition. J'espère que tout ira pour 
le moins mal possible. En tous cas, ne vous met- 
tez pas en peine de moi. 

Vous devez être très occupés à présent; et je 
vous souhaite une réussite heureuse dans vos petits 
travaux. 

A vous, 

RIMBAUD 



100 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



P.'S, — Je ne suis pas en contravention avec 
la loi militaire? Je ne saurai donc jamais où j'en 
suis à ce sujet. 



XXI 



Harar, vendredi 22 juillet 1881. 

Chers amis, 

J'ai reçu dernièrement une lettre de vous, de 
mai ou juin. Vous vous étonnez du retard des cor- 
respondances, cela n'est pas juste : elles arrivent 
à peu près régulièrement, quoique à longues éché- 
ances; et quant aux paquets, caisses et livres de 
chez vous, j'ai tout reçu à la fois, il y a plus de 
quatre mois, et je vous en ai accusé réception. La 
distance est grande, voilà tout : c'est le désert à 
franchir deux fois qui double la distance postale. 

Je ne vous oublie pas du tout. Comment le pour- 
rais-je? Et si mes lettres sont trop brèves c'est que, 
toujours en expédition, j'ai toujours été pressé aux 
heures de départ des courriers. Mais je pense à 
vous, et je ne pense qu'à vous. Et que voulez-vous 
que je vous raconte de mon travail d'ici, qui me répu- 
gne déjà tellement, et du pays, que j'ai en horreur. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 10 1 



etainsidesuite? Quand je VOUS raconterais les essais 
que j'ai faits avec des fatigues extraordinaires et qui 
n'ont abouti à rien, qu'à la fièvre qui me tient à pré- 
sent depuis quinze jours de la manière dont je l'avais 
à Roche, il y a deux ans? Mais, que voulez-vous, 
je suis fait à tout à présent; je ne crains plus rien. 

Prochainement je ferai un arrangement avec la 
maison pour que mes appointements (espèces) 
soient régulièrement payés entre vos mains en 
France, par trimestres. Je vous ferai d'abord payer 
tout ce qui m'est dû jusqu'aujourd'hui, et, par la 
suite, cela marchera régulièrement. Que voulez- 
vous que je fasse de monnaie improductive en 
Afrique? 

Vous achèterez immédiatement un titre d'une 
valeur ou rente quelconque avec les sommes que 
vous recevrez, et le consignerez en mon nom chez 
un notaire de confiance ; ou vous vous arrangerez 
de toute autre façon convenable, plaçant chez un 
notaire ou un banquier sûrs des environs. Les deux 
seules choses que je souhaite sont : i© que cela soit 
bien placé eji sûreté et à mon nom; 2^ que cela 
rapporte régulièrement. 

Seulement il faudrait que je fusse sûr que je ne 
suis pas du tout en contravention avec la loi mili- 

7. 



102 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



taire, pour que Ton ne vienne pas m'empêcher d'en 
jouir ensuite, d'une façon ou d'une autre. 

Vous toucherez pour vous-mêmes la quantité 
qu'il vous plaira des intérêts des sommes ainsi pla- 
cées par vos soins. 

La première somme que vous pourriez recevoir 
dans trois mois s'élèverait à 3.ooo francs environ. 

Tout cela est fort naturel. Je n'ai pas besoin d'ar- 
gent pour le moment, et je ne peux rien faire pro- 
duire à l'argent ici. 

Je vous souhaite réussite pour vous-mêmes. Ne 
vous fatiguez pas : c'est une chose déraisonnable I 
La santé et la vie ne sont-elles pas plus précieuses 
que toutes les autres saletés au monde ? 
Vivez tranquillement. 

RIMBAUD 

XXII 

Harar, le 5 août 1881. 

Chers amis, 

Je viens de demander que l'on donne Tordre à la 
maison de France de payer entre vos mains, en 
monnaie française, la somme de 1 165 roupies et i4 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I03 

anas : ce qui fait, la roupie valant à peu près 2 fr. 
12 cent., 2478 francs. Toutefois, le change est va- 
riable. Dès que vous aurez reçu cette petite somme, 
placez-la selon qu'il convient, et prévenez-moi 
promptement. 

Désormais, je tâcherai que mes appointements 
vous soient payés directement en France, tous les 
trois mois. 

Tout cela, hélas I n'est pas bien intéressant. Je 
commence à me remettre un peu de ma maladie. Je 
compte que vos santés sont bonnes et que vos af- 
faires vont à souhait. Moi, j'ai été bien éprouvé ici, 
mais je compte qu'un petit tour à la côte ou à Aden 
me refera tout à fait. 

Et qui diable sait encore sur quelle route nous 
conduira notre chance? 
A vous, 

RIMBAUD 

XXIII 

Harar, 2 septembre 1881 . 

Chers amis, 

Je croîs vous avoir écrit une fois depuis votre 
lettre du 12 juillet. 



I04 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Je continue à me déplaire fort dans cette région 
de l'Afrique. Le climat est grincheux et humide; le 
travail que je fais est absurde et abrutissant, et les 
conditions d'existence généralement absurdes aussi. 
J'ai eu d'ailleurs des démêlés désagréables avec la 
direction et le reste, et je suis à peu près décidé 
à changer d'air prochainement. J'essayerai d'entre- 
prendre quelque chose à mon compte dans le pays ; 
et, si ça ne répond pas (ce que je saurai vite), je 
serai tôt parti pour, je l'espère, un travail plus in- 
telligent sous un ciel meilleur. Il se pourrait, d'ail- 
leurs, qu'en ce cas même je restasse associé de la 
maison, — ailleurs. 

Vous me dites m'avoir envoyé des objets, cais- 
ses, effets, dont je n'ai pas donné réception. J'ai 
tout juste reçu un envoi de livres selon votre liste 
et des chemises avec. D'ailleurs, mes commandes 
et correspondances ont toujours circulé d'une façon 
insensée dans cette boîte. 

Figurez-vous que j'ai commandé deux tenues en 
drap à Lyon, l'année passée, en novembre, et que 
rien n'est encore venu I 

J'ai eu besoin d'un médicament, il y a six mois ; 
je l'ai demandé à Aden, et je ne l'ai pas encore 
reçu ! — Tout cela est en route, au diable. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD "lo5 



Tout ce que je réclame au monde est un bon cli- 
mat et un travail convenable, intéressant : je trou- 
verai bien cela, un jour ou l'autre I J'espère aussi 
ne recevoir que de bonnes nouvelles de vous et de 
votre santé. C'est moli plaisir premier d'avoir de 
vos nouvelles, chers amis ; et je vous souhaite plus 
de chance et de gaîté qu'à moi. 
Au revoir. 

RIMBAUD 

— J'ai fait donner l'ordre à la maison de Lyon 
de vous adresser à Roche, par la poste, le total de 
mes appointements en espèces, du i®' décembre 1880 
au 3i juillet 1881, s'élevant à ii65 roupies (la rou- 
pie vaut à peu près 2 francs et 12 centimes). Prière 
de me prévenir dès que vous aurez reçu, et de pla- 
cer cette somme convenablement. 

— A propos du service militaire, je continue à 
croire que je ne suis pas en faute; et je serais très 
fâché de l'être. Renseignez-moi au juste là-dessus. 
Il faudra bientôt que je me fasse faire un passeport 
à Aden, et je devrai des explications sur ce point. 
Bonjour à F. 



1 



I06 LETTRES DE JEAN-ARTHDR RIMBAUD 



XXIV 

Harar^ le 22 septembre t88i . 

Ghers amis, 

Vos nouvelles sont en retard, il me semble : je 
n'ai rien reçu ici depuis longtemps. On fait peu de 
cas de la correspondance, dans cette agence I 

Lliiver va commencer chez vous. Ici, la saison 
des pluies va finir et Tété commencer. 

Je suis seul chargé des affaires, en ce moment, à 
Tagence, durant l'absence du directeur. J'ai donné 
ma démission, il y a une vingtaine de jours, et j'at- 
tends un remplaçant. Cependant, il se pourrait que 
je restasse dans le pays. 

On a dû écrire à l'agence de Lyon de vous en- 
voyer une somme de 11 65 roupies, provenant de 
mes appointements du i®' décembre au 3i juillet. 
Avez- vous reçu? — Si oui, placez cela comme il 
vous convient. — A présent, je toucherai moi- 
même à la caisse, étant pour déguerpir d'un mo- 
ment à l'autre. 

Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé, selon ma 
demande, les ouvrages intitulés : 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD IO7 

I** Manuel du Voyageur^ par Kaltbrûnner (se 
trouve chez Reinwald et Compagnie^ i5, rue des 
Saints-Pères, à Paris); 

2° Constructions à la mer^ par Bonniceau (chez 
Lacroix)'i 

Il me semble avoir demandé cela il y a très long- 
temps, et rien n'est venu. 

Ne me laissez pas trop sans nouvelles. Je vous 
souhaite un automne agréable et toute prospérité. 
A vous, 

RIMBAUD 



XXV 

Harar, 7 novembre i88i, 

Ghers amis, 

Je reçois, aujourd'hui 7 novembre, trois lettres 
de vous, des 8, 24 et 26 septembre. Pour Thistoire 
militaire, j'écris immédiatement au consul de 
France à Aden, et Tagent général d'Aden joindra 
un certificat à la déclaration du consul, et vous l'en- 
verra de suite, je Tespère. Je ne peux pas quitter 
Tagence ici; ça arrêterait aussitôt les affaires, puis-^ 



I08 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



que je suis chargé de tout et, provisoirement, di- 
recteur du mouvement. D'ailleurs, je vais aller en 
exploration plus loin encore. 

Quant à prédire que la présente lettre arrivera 
bientôt, ou même qu'elle arrivera, du tout on n'en 
sait rien : ainsi votre lettre du 8 septembre m'arrive 
après celle du 24; une fois, j'ai reçu une lettre de 
mai en septembre. 

J'aime à croire que cette affaire des vingt-huit 
jours s'arrangera sans bruit : je préviens à Aden 
qu'on ne laisse pas traîner ça. Comment diable vou- 
lez-vous que je flanque tous mes travaux à la dé- 
rive pour ces 28 jours? 

Quoiqu'il arrive, je prends plaisir à penser que 
vos petites affaires vont bien. Si vous avez besoin, 
prenez ce qui est à moi : c'est à vous. Pour moi, 
je n'ai personne à qui songer, sauf ma propre per- 
sonne, qui ne demande rien. 

Vous êtes en hiver à présent, et je suis en été. 
Les pluies ont cessé; il fait très beau et assez 
chaud. Les caféiers mûrissent; d'autres sont en 
fleurs, et ça sent délicieusement bon, un goût qui 
rappelle tout à fait la fleur d'oranger. 

Je vais prochainement faire une grande expédi- 
tion; peut-être jusqu'au Choa, un nom que vous 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD lOg 

voyez sur vos cartes. Soyez tranquilles, je ne 
m'aventure jamais qu'à bon escient. Il y aurait 
beaucoup à faire et à gagner ici, si le pays n'était 
entouré de brigands qui coupent les routes des 
meilleurs débouchés. 

Une chose qui me paraît fort singulière est que 
vous n'ayez pas reçu mon argent, à cette date du 
25 septembre. L'ordre de payer a été donné et est 
parti d'ici par un courrier du 4 août, et c'est arri- 
vé à Lyon , au plus tard vers le lo septembre. 
Pourquoi ne vous a-t-on pas payés? Je vous envoie 
le modèle de la réclamation qu'il faut que vous 
adressiez de suite à cette boîte : 

« Messieurs, 

« Mon fils, monsieur Rimbaud, employé à 
« votre agence au Harar, m'ayant averti par lettre 
« de Harar, du..., que Tordre avait été donné, 
« dans un courrier du Harar du 4 août i88i, à 
« votre maison de Lyon de payer dans mes mains 
« une somme de ii65 roupies en francs au change 
« d'Aden, solde des appointements de M. Rim- 
« baud au Harar, du i®r décembre i88o au 3ojuil- 
« let i88i,je suis étonnée de n'avoir reçujusqu'au- 
« jourd'hui rien de relatif à ce sujet. Je vous 

8 



IIO LETTRES DE JEAN-ARTQya RIHBAUP 

« serai obligée de me dire ce quUl ep est et ce que 
« vous entendez faire. 
« Agréez, etc.... ^> 

Si on ne répond pas, réclan^ez énergiquempnt; 
si on répond, vous savez que 1^ somme à to^clîe^ 
est de 2478 francs environ. 

En tous cas, je ne déjguerpirai pai^ dMçi sans 
avoir des nouvelles sûries de cette somme et sans 
posséder le reçu ou au moins Tavis de vptre main 
que l'argent a été versé. 

Je me confie à vous pour ces malheureux fonds. 
Mais que diable voulez-voq^ que je fasse de pro- 
priétés foncières? J'ai bien encore quelques fonds 
à envoyer à présent, environ i5oo francs; mais je 
voudrais savoir arrivés les premiers. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

XXVI 

Ilarar, 3 décembre 1881. 

C4hers amis. 

Ceci vous signifie mes souhaits de bonne année 
pour 1882. Bonne chance, bonne santé et beau 
temps* 



LETTRES DE JEAN-ARTHyR |IIM9AUD III 

Je n'ai pas le tpmps de vous écrire plus. Je supr 
pose que la déclaration, que j'ai envoyée à Aden au 
consul 4e France, aura été visée et envoyée à votre 
adresse, et qu'il ne sera rien de cette affaire mili- 
taire. 

J'ai réclamé à la maison pour pette somme de 
I j6o roupies que Ton doit vous verser, au change 
au moins de 2 francs et 12 centimes par roupie. On 
ne m'a pas encore répondu. Si Ton ne paie pas bien- 
tôt, je vais faire une plainte au consul de France à 
Aden (i). 

Je me porte bien. 

Tout à vous, 

RIMBAUD 

XXVII 

Harar, 9 décembre 1 88 1 • 

Chers amis, 

Ceci pour vous saluer simplement. 

Ne m'adressez plus rien au Harar. Je pars trè§ 

(i) IlJDe faut voir dans cette menace qu'une forfanterie d'intérêt 
personnel, faite pour plaire à madame Rimbaud. D'ailleurs celle^ïi, 
au moment où fut écrite cette lettre, avait reçu la somme en ques- 
tion. 



112 LETTRES DE JEAP^-ARTHUR RIMBAUD 

prochainement, et il est peu probable que je re- 
vienne jamais ici. 

Aussitôt rentré à Aden, à moins d'avis de vous, 
jq;^ télégraphierai à la maison pour ces malheureux 
2600 francs qu'on vous doit, et je ferai connaître 
la chose au consul de France. Cependant, je crois 
qu'on vous aura payés à ce jour. Je compte trouver 
un autre travail, aussitôt rentré à Aden. 

Je vous souhaite un petit hiver pas trop rigou- 
reux et une bonne santé. 
A vous, 

RIMBAUD 

XXVIII 

Aden, le 18 janvier 1882, 

Chers amis. 

Je reçois votre lettre du 27 décembre 1881, con- 
tenant une lettre de Delahay e ( i ) . Vous me dites m'a- 
voir écrit deux fois au sujet du reçu de cette somme 
d'argent. Gomment se fait-il que vos lettres ne me 
soient pas arrivées ? Et je viens de télégraphier 
d'Aden à Lyon, à la date du 5 janvier, sommant 
de payer cette somme ! Vous ne me dites pas non plus 

(i) Ernest Delahaye^ son ami de collège. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD Il3 



quelle somme vous avez reçue, ce que je suis ce- 
pendant pressé de savoir. Enfin, il est heureux que 
cela soit arrivé, après avoir été retenu pendant 
six mois 1 Je me demande aussi à quel change cela a 
pu vous être payé. A l'avenir, je choisirai un autre 
moyen pour mes envois d'argent, car la façon 
d'agir de ces gens est très désagréable. J'ai en ce 
moment environ 2000 francs de libre, mais j'en 
aurai besoin prochainement. 

Je suis sorti du Harar et rentréà Aden, oùj'attends 
de rompre mon engagement avec la maison. Je 
trouverai facilement autre chose. 

Quant à l'affaire du service militaire, vous trou- 
verez ci-inclus une lettre du consul à mon adresse, 
vous montrant ce que j'ai fait et quelles pièces sont 
au ministère. Montre^ cette lettre à l'autorité mili- 
taire, ça les tranquillisera. S'il est possible de m'en- 
voyer un double de mon livret perdu, je vous serai 
obligé de le faire prochainement, car le consul me 
le demande. Enfin, avec ce que vous avez et ce 
que j'ai envoyé, je crois que l'affaire va pouvoir 
s'arranger. 

Ci-joint une lettre pour Delahaye, prenez-en con- 
naissance. S'il reste à Paris, cela fera bien mon 
affaire: j'ai besoin de faire acheter quelques instru- 



Il4 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIBIBAUD 



ments de précision. Car je vais faire un ouvrage 
pour la Société de géographie, avec des cartes et 
des gravures, sur le Harar et les pays Gallas. Je* 
fais venir en ce moment de Lyon un appareil pho- 
tographi(JUe ; je le transporterai au Harar, et je 
rapporterai des vues de ces régions inconnues. C'est 
une très bonne affaire. 

Il me faut aussi des instruments pour faire des 
levés topographiques et prendre des latitudes. 
Quand te travail sera terminé et aura été reçu à 
la Société de géographie, je pourrai peut-être obte- 
nir des fonds d'elle pour d'autres voyages, La 
chose est très facile. 

Je vous prie donc de faire parvenir la commande 
cl-incluse à Delahaye, qui se chargera de ces 
achats, et vous n'aurez qu'à payer le tout. Il y en 
aura pour plusieurs milliers de francs, mais cela 
liie fera un bon rapport. Je vous serai très recon- 
naissant de me faire parvenir le tout le plus tôt 
possible, directement^ à Aden. Je vous conjure 
d'exécuter entièrement la commande; si vous me 
faisiez manquer quelque. chose là-dedans, vous me 
fnettriez dans un grand embarras. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD n5 

Monsieur Alfred (sic) Delahaye^ 8 y place Ger- 

son, à Paris. 

AdeD, le 1 8 janvier 1882. 

Mon cher Delahaye, 

Je reçois de tes nouvelles avec plaisir. 

Sans autres préambules, je vais t'expliquer 
comme quoi, si tu restes à Paris, tu peux me ren- 
dre un grand service. 

Je suis pour composer un ouvrage, surle Harâr 
et les Gallas que j^ai explorés, et le soumettre à la 
Société de géographie. Je suis resté un an dans ces 
contrées, en emploi dans une maison de commerce 
française. 

Je viens de commatlder à Lyon un appareil pho- 
tographique qui tae permettra d'intercaler dans 
cet ouvrage des vues de ces étranges contrées. 

Il me manque des instruments pour la confec- 
tion des cartes, et je me propose de les acheter. 
J'ai titië certaine somme d'argent en dépôt chez 
ma mère, en t'rance; et je ferai ces frais là-dessus. 

Voici ce qu'il me faut, et je te serai infiniment 
reconnaissant de me faire ces achats en t'aidant de 
quelqu'un d'expert, par exemple d'un professeur 



Il6 LCTTUES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



de mathématiques de ta connaissance, et tu t'adres- 
seras au meilleur fabricant de Paris : 

1° Un théodolithe devoyage^ de petites dimen- 
sions. Faire régler soigneusement, et emballer soi- 
gneusement. Le prix d'un théodolithe est assez 
élevé. Si cela coûte plus de i5 à 1800 francs, lais- 
ser le théodolithe et acheter les deux instruments 
suivants : 

Un bon sextant^ 

Une boussole de reconnaissance Cravet, à 
niveau. 

2^ Acheter une collection minéralogique de 3 00 
échantillons. Cela se trouve dans le commerce. 

3° Un baromètre anéroïde de poche. 

4** Un cordeau d^ arpenteur en chanvre. 

5» Un étui de mathématiques contenant: une 
règle, une équerre, un rapporteur, compas de réduc- 
tion, décimètre, tire-lignes, etc.. 

6» Dupapier à dessin. 

Et les livres suivants : 

Topographie et Géodésie (i), par le comman- 
dant Salneuve (librairie Dumaine, Paris) ; 

Trigonométrie des lycées supérieurs; 

(1) Sinon cela, le meilleur cours de topographie connu. (N. de 
A. R.) 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I 1 7 

Minéralogie des lycées supérieurs, ou le meil- 
leur cours de T Ecole des mines; 

Hydrographie^ le meilleur cours qui se trouve ; 

Météorologie j par Marie Davy {Masson^ li- 
braire); 

Chimie industrielley par Wagner (Savy, li- 
braire, rue Hautefeuille) ; 

Manuel du vogageur, par Kaltbrûnner (chez 
Reinwald) ; 

Instructions pour les voyageurs préparateurs 
{librairie du Muséum d'Histoire naturelle) ; 

Le Ciel, par Guillemin; 

Enfin Y Annuaire du Bureau des Longitudes 
pour 1882. 

Fais la facture du tout, joins-y tes frais, et paie- 
toi sur mes fonds déposés chez madame Rimbaud, 
à Roche. 

Tu ne t'imagines pas quel service tu me rendras. 
Je pourrai achever cet ouvrage et travailler ensuite 
aux frais de la société de Géographie. 

Je n'ai pas peur de dépenser quelques milliers 
de francs, qui me seront largement revalus. 

Je t'en prie donc, si tu peux le faire, achète-moi 
ce que je demande le plus promplement possible; 
surtout le théodolithe et la collection minéralogique. 

8. 



Il8 LETTRES DE JBAN-AATHUR RIMBAUD 



D'ailleurs, j'ai également besoin du tout. Emballe 
soigneusement. 

A la prochaine poste, qui part dans trois jours, 
détails. En attendant, hâte-toi. 
Salutations cordiales. 

[ RIMBAUD 

(Maison Mazeran, Viannay et Bardey^ à Aden). 

XXIX 

Aden, 22 janvier 1882. 

Chers amis, 

Je vous confirme ma lettre du 18, partie avec le 
bateau anglais et qui vous arrivera quelques jours 
avant ceci. 

Aujourd'hui, un courrier de Lyon m'apprend 
que l'on ne vous a payé que 2260 francs au lieu 
de 2469 fr. 80 qui me sont dûs, en comptant la 
roupie au change de 2 francs et 12 centimes, 
comme il était spécifié dans l'ordre de paiement. 
J'envoie de suite une réclamation à la maison et je 
vais faire une plainte au consul, car ceci est une 
filouterie pure et simple; et, d'ailleurs, j'aurais dû 
m'y attendre, car ces gens sont des ladres et des 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I IQ 

fripons bons seulement pour exploiter les fatigues 
de leurs employés(i).Maisjepérsistéà ne pas com- 
prendre comment vos lettres mentionnant le paie- 
ment de cette somme ne me sont pas arrivées : vous 
les avez donc adressées à eux, à Lyon ? En ce cas, 
cela ne m'étonne pas que rien ne soit parvenu, car 
ces gens s'arrangent de façon à boulevet-ser et 
intercepter toutes les correspondances de leurs 
employés. 

t'aites attention, à l'avenir, de m'adresser tout 
ici directement, sans passer par leur maudite entre- 
mise. Faites-y attention, surtout à propos de l'en- 
voi des objets que je vous ai demandés par ma 
lettre d'avant-hier et à Tachât desquels je suis 
décidé à employer la somme que vous avez reçue : 
que rien ne passe par chez eux, car cela serait in- 
failliblement gâté ou perdu. 

Vous m'avez fait un premier envoi de livres, qui 
m'est débarqué en mai 1881. Ils avaient eu l'idée 
d^emballer des bouteilles d'encre dans la caisse, et. 



(i) Outre que, pour les raisons notées plus haut, Rimbaud se fait 
ihjuste, il se trompe dans son évaluation de a fr. 19 c. par roupie. 
Ce chaujEi^e était en effet celui du jour où il quitta Adenpour Harar; 
mais alors il n'avait pas encore ga^é les ii65 roupies, et. quand il 
eut droit à cette somme et qu'il voulut la réaliser» le change n^était 
plus le même. 



120 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



les bouteilles s'étant cassées, tous les livres ont été 
baignés d'encre. 

M'avez-vous fait un autre envoi que celui-là ? 
Dites-le moi, que je puisse réclamer, s'il s'est égaré 
quelque chose. 

Je suppose que vous avez transmis ma lettre à * 
Delahaye(i), et que celui-ci aura pu se charger des 
commissions indiquées. Je recommande de nou- 
veau que les instruments de précision soient soi- 
gneusement vérifiés, avant l'achat, par des per- 
sonnes compétentes, et, ensuite, soigneusement 
emballés et expédiés directement, à mon adresse 
à Aden, par les' agences à Paris des Messageries 
maritimes. 

Je tiens surtout au théodolithb, car c'est le 
meilleur instrument topographique et celui qui peut 
me rendre le plus de services. Il est bien entendu 
que le sextant et la boussole sont pour remplacer 
le théodolithe, si celui-ci coûte trop cher. Suppri- 
mez la collection minéralogique^ si cela empêche 
d'acheter le théodolithe ; mais, en tous cas, ache- 
tez les livres, que je vous recommande de soigner. 
Il me faut aussi une longue vue ou lunette d'état^ 

(i) Cette lettre n'était pas encore transmise. On verra ci-après 
qu'elle ne devait point l'être. 



LETTRES DE JBAN-ARTIIUR RIMBAUD 121 

major : à acheter, en même temps, chez les mêmes 
fabricants, que le théodolilhe et le baromètre. 

Décidément, supprimez complètement la collec- 
tion minéralogique, pour l'instant. Prochainement, 
je vous enverrai un millier de francs : je vous serai 
donc obligé d'acheter avant tout le théodolithe. 

Voici comme vous pourriez distribuer votre 
argent : 

Longue vue, loo francs; baromètre, loo francs ; 
cordeau, compas, 4o francs ; livres, 200 francs ; et 
le reste, au théodolithe et aux frais jusqu'à Aden. 

Mon appareil photographique m'arrivera de Lyon 
dans quelques semaines : j'ai expédié les fonds, 
payé d'avance. 

Je vous conjure d'exécuter mes commandes et 
de ne pas me faire manquer de ce que je vous 
demande, si vous voyez que vous pouvez réellement 
me procurer les choses dans de bonnes conditions ; 
car il est bien entendu que tous ces instruments 
ne peuvent être achetés que par quelqu'un de com- 
pétent. Sinon, gardez l'argent, — qu'il est trop 
pénible d'amasser pour l'employer à Tacquisition 
de camelote I 

Prière d'envoyer la lettre ci-incluse à monsieur 
Devisme^ armurier^ à Paris. C'est une demande de 



122 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

renseignements, au sujet d^iine arme spéciale pour 
la chasse à l'éléphant. Vous me transmettre^ sa 
réponse de suite, et je verrai si je dois vous envoyer 
ctes fonds. 

J'écris que Ton vous soldé le i'estatit de là dite 
somme. Il vous reste dû 219 francs 80 c. qui, je 
suppose, vont vous être envoyés sur ma recom- 
mandation. 

Tout à vous, 

RIMBAUD 

— Et faites acheter le théodolithe, le baromètre, 
le cordeau et le télescope, â tout prix, par quelqu'un 
qui soit connaisseur et chez de bons fabricants. 
Sinon, il vaudrait beaucoup mieux garder l'argent 
et se contenter d'acheter les livres. 

— N'avez-vous pas i'eçu de l'argent, sur mon 
ordre, une fois en novembre 1880 et une seconde 
fois en février 1881 ? On me l'écrit de Lyon, traites- 
moi mon compte au juste, que je sache ce que j'ai 
OU ce que je n'ai pas. 

Monsieur Devisme, à Paris. 

Aden^ le 22 janvier 1882. 

Monsieur, 
jë voyagé dans les pays (jiaitàs (Afrique brièiitàlë) 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 123 



et, m'occupant en ce moment de la formation d'une 
troupe de chasseurs d'éléphants, je vous serais très 
réellement reconnaissant de vouloir bien me faire 
renseigner, aussi prochainement que possible^ au 
sujet suivant : 

Y a-t-il une arme spéciale pour la chasse à l'élé- 
phant ? 

Sa description ? 

Ses recommandations ? 

Où se trouve-t-elle ? Son prix ^ 

La composition des munitions, empoisonnées, 
explosibles ? 

Il s'agit pour moi de l'achat de deux armes d'essai 
telles, — et, possiblement, apl*ès épreuve, d'une 
demi-douzaine. 

Vous remerciant d'avance de la réponse, je suis, 
monsieur, votre serviteur. 



RIMBAUD, 



Aden (colonies anglaises). 

XXX 

Aden, le 12 février 1882. 

Chers amis, 
J'ai reçu votre lettre du 21 janvier, et je compte 



124 LBTTRBS DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

que vous aurez reçu mes deux lettres avec des 
commandes de livres et d'instruments, et aussi le 
télégramme, à la date du 24, qui les annulait. 

Quant au reçu de l'argent : vos lettres étaient 
arrivées au Harar le lendemain de mon départ, de 
sorte qu'elles n'ont pu me rejoindre à Aden avant 
la fin de janvier. En tout cas, il se trouve qu'on 
m'a supprimé une certaine somme sur le change. 
Mais tenez-vous tranquilles, et ne faites pas de 
réclamations. Je toucherai cela ici, ou je vous le 
ferai envoyer en France. 

Vous avez placé cet argent en terrain, et vous 
avez bien fait. Aussitôt que je l'ai su, je vous ai 
télégraphié de ne pas acheter ce que j'avais com- 
mandé, et j'espère que vous aurez compris. 

Quand je vous enverrai une nouvelle somme, 
elle pourra être employée comme je vous l'avais 
expliqué ; car j'ai réellement besoin des instruments 
que je vous ai dits. Seulement, l'achat en sera pour 
plus tard. 

Je ne compte pas rester longtemps à Aden, où 
il faudrait avoir des intérêts plus intelligents que 
ceux que j'y ai. Si je pars, et je compte partir pro- 
chainement, ce sera pour retourner au Harar ou 
descendre à Zanzibar, où j'aurai de très bonnes 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 125 

recommandations ; en tous cas, si je n'y trouve 
rien, je pourrai toujours rentrer ici, où je déni- 
cherai bien des travaux meilleurs que ceux que j'ai. 

Il y a près d'un mois que je vous ai envoyé les 
certificats demandés, du moins que je les ai en- 
voyés au ministère de la guerre, par la voie du 
consul de France à Aden. 

Le consul veut absolument voir mon livret. Je 
n'ai pas dit qu'il est perdu. S'il est possible d'en 
avoir un double, prière de me l'envoyer. 

Bonne chance et bonne santé. A bientôt d'autres 
nouvelles. 

RIMBAUD 

XXXI 

Aden, i5 avril 1882. 

Chère mère, 

Ta lettre du 3o mars m'arrive le 12 avril. 

Je vois avec plaisir que tu t'es remise, et il faut 
te rassurer de ce côté. Inutile de se noircir les idées 
tant qu'on existe. 

Quant à mes intérêts, dont tu parles^ ils sont 
minces et je ne me tourmente nullement à leur 



I 



120 LETTRES DE JEAN-AHTHUR RIMBAUD 



sujet. Qui pourrait nie faire du tort, à moi qtlî n^ai 
rien que mon îiidividu ? Un capitaliste de moii es- 
pèce n'a rien à tràindre d^ ses spéculations, ni de 
celles des autres. 

Merci pour Thospitalité que vous m'offrfez, mes 
chers amis. Ça, c'est entendu, d'un côté côînirie de 
l'autre. 

Excusez-moi d'avoir passé un mois sans vous 
écrire. Jf 'ai été harassé par toutes sortes de travaux. 
Je suis toujours dans la même maison, aux mêmes 
conditions ; seulement, je travaille bien plus et je 
dépense presque tout, et je suis décidé à ne pias 
séjourner à Aden. Dans un mois, je serai ou de 
retour à Harar, ou en route pour Zanzibar. 

A l'avenir, je n'oublierai plus de vous écrire par 
chaque poste. 

Beau temps et bonne santé. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

XXXlI 

Aden, fo mai 1882. 

Cher amis, 
J'ai écrit deux fois dans le courant d'avril, et 



■ 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD I27 

mes lettres ont dû parvenir. Je reçois la vôtre du 
23 avril. 

Rassurez-vous sur mon compte : ma situation 
n'a rien d'extraordinaire. Je suis toujours employé 
à la même boite, et je trime comme un âne dans 
un pays pour lequel j'ai une horreur invincible. Je 
fais des pieds et des mains pour tâcher de sortir 
d'ici et d'obtenir un emploi plus récréatif. J'espère 
bien que cette existence-là finira avant que j'aie eu 
le temps de devenir complètement idiot. En outre, 
je dépense beaucoup à Aden, et ça me donne 
l'avantage de me fatiguer bien plus qu'ailleurs. 
Prochainement, je vous enverrai quelques centaines 
de francs pour des achats. En tout cas, si je pars 
d'ici, je vous préviendrai. Si je n'écris pas plus, 
c'est que je suis très fatigué et que, d'ailleurs, cheaj 
moi, comme chez vous, il n'y a rien de nouveau (i). 

Avant tout, bonne santé. 

RIMBAUD 

(i) Il cache qu'à ce moment il écrivait son ouvrage sur le Harar. 



ia8 LETTRES DE JBAN-AUTHUR RIMBAUD 



XXXIII 

1^ Aden, lo juillet 1882. 

Chers amis. 

J'ai reçu vos lettres du 19 juin; et je vous remer- 
cie de vos bons conseils. 

J'espère bien aussi voir arriver mon repos avant 
ma mort. Mais d'ailleurs, à présent, je suis fort 
habitué à toute espèce d'ennuis ; et, si je me plains, 
c'est une espèce de façon de chanter. 

Il est probable que je vais repartir dans un mois 
ou deux au Harar, si les affaires d'Egypte s'arran- 
gent. Et, cette fois, j'y ferai un travail sérieux. 

C'est dans la prévision de ce prochain voyage 
que je vous prie d'envoyer à sa destination la lettre 
ci-jointe, dans laquelle je demande une bonne carte 
du Harar (i). Mettez cette lettre sous enveloppe à 
l'adresse y indiquée, affranchissez et joignez un tim- 
bre pour la réponse. On vous dira le prix et vous 
enverrez le montant, une dizaine de francs, en un 
mandat-poste ; et, sitôt arrivée, envoyez-moi cette 

(i) Si cette lettre ne figure pas ici, c'est que, au contraire de 
celles précédentes à MM. Delahaye et Devismes, elle fut expédiée 
à destination. . 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I2g 



carte. Je ne puis pas m^en passer, et personne ne 
Ta icî. Jecompte donc sur vous. Nouvelles prochai- 
nement. 

A vous, 

RIMBAUD 

XXXIV 

Ad en, 3i juillet 1882. 

Chers amis, 

J'ai reçu votre lettre du 10 juillet. 

Vous allez bien, je vais bien aussi. 

Vous avez dû recevoir une lettre de moi, où je 
vous priais de me faire revenir une carte de TAbys- 
sinie et du Harar, la carte de C Institut géographi- 
que de Péter man. Je compte qu'on vous Taura 
trouvée, et que je la recevrai. Surtout, ne m'envoyez 
pas une carte autre que celle-là. 

Mon travail ici est toujours le même; et je ne 
sais si je permuterai, ou si on me laissera à la même 
place. 

Les désordres en Egypte ont pour effet de gêner 
toutes les affaires de ce côté; et je me tiens tran- 
quille dans mon coin, pour le moment, car je ne 



l30 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

trpuvjBraîs rien ailleurs . Si Toccupation anglaise est 
permapente en Egypte, cela vaudra mieux. De même, 
si les Anglais descendent au Harar, il y aura un bon 
temps à passer. 

Enfin, espérons de Ta venir. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

XXXV 

Aden, le lo septembre 1882. 

Chers amis. 

J'ai reçu votre lettre de juillet avec la carte ; je 
vous remerçip , 

Rien de neuf dans ma situation, qui est toujours 
la même. Je n'ai plus que treize mois à rester dans 
la maisou; je ne sais si je les finirai. L'agent actuel 
d'Aden part dans si^^ mois; il est possiblp que je le 
remplace. Les appointements seraient d'un<e dizaine 
de millp frgincs par an. C'est toujours mieux que 
d'être employé; et, à ce compte, je resterais encore 
bien cinq 01^ six ans ici. 

Enfin, nous verrons comment tourneront ces 
balançoires. 



LETTRES DE JEÂN-ARTHUR RIMBAUD l3| 



Jie vou^ souhaite ^oute prospérité. 
Parlez correctement dans vos lettres, car ici on 
cherche à scruter ma correspondance. 
Tout à vous, 



munAVJ> 



XXXVI 



Adea, 38 septembre i88a. 

Mes chers amis, 

Je suis toujours au même lieu; piais je coippte 
partir, à la fin de Tannée, pQjiir le continent afri- 
cain, non plus pour le ffarar, mais pour Je Çbpa 
(Abyssinip). 

Je vieps d^écrire à ji^ancie^ agent de la maison à 
Aden, monsieur le colonel Dub^r, Lyon, qu'il me 
fai^se enypyer ici un appareil photographique com- 
plet, dans le but de le transporter au Choa, où c'est 
inconnu et où ça me rapportera une petite fortune, 
en peu de temps. 

Ce monsieur Dubar est un homme très sérieux, 
et il m'enverra ce qui me convient. Il doit s'infor- 
mer; et, aussitôt qu'il aura rassemblé ce qu'il faut, 
il vous demandera les fonds nécessaires, que je vous 



l32 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

fais expédier et que vous lui enverrez immédiate- 
ment sans détails. 

Je vous fais envoyer une somme de looo francs 
par la maison de Lyon. Cette somme est destinée 
exclusivement au but ci-dessus indiqué : — ne l'em- 
ployez pas autrement sans avis de moi. En outre, 
s'il faut davantage, 5oo ou lOOO francs, trouvez-les 
chez vous, et envoyez tout ce qu'on vous demande. 
Vous m'écrirez ensuite ce que je vous dois, cela 
sera aussitôt envoyé : j'ai à moi, ici, une somme 
de 5ooo francs. 

La dépense ci-dessus me sera très utile; si même 
des circonstances contraires me retenaient ici, j'y 
vendrais toujours le tout avec bénéfice. 

A la fin d'octobre, vous recevrez les looo francs 
de Lyon. Comme je l'ai dit, ils sont exclusivement 
destinés à cet achat. Je n'ai pas le temps d'en dire 
plus aujourd'hui. J'aime à vous croire en bonne santé 
et prospérité. i 

Tout à vous, i 

RIMBAUD i 

— Ci-inclus chèque de looo francs sur la maison 
de Lyon. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l33 



XXXVII 

Aden, 3 novembre 1882. 

Chers amis, 

Une lettre de Lyon, du 20 octobre, m'annonce 
que mon bagage photographique est acheté. 11 doit 
être en route à présent. On a donc dû s'adresser à 
vous pour le remboursement des frais. Je compte 
que vous avez reçu, il y a longtemps, mon chèque 
de 1000 francs sur la maison de Lyon, et que Ton 
vous en aura renvoyé le montant, d'où vous aurez 
payé les achats. 

J'attends nouvelles de cela, et je compte que tout 
se sera passé sans accrocs. 

Quand je saurai cette affaire en règle, je vous 
enverrai de nouvelles commissions, s'il reste de 
l'argent. 

Je pars en janvier i883 au Harar, pour le compte 
de la maison. 

Bonne santé. Tout à vous, 

RIMBAUD 



9 



l34 LETTRES DE JEAN-ARTBUBL RIMOAUD 



XXXVIII 

Aden, le i6 novembre 1882. 

Chers amis, 

Je reçois votre lettre du 2^ octobre. Je pense qu'à 
présent on aura payé le chèque, et que moi^ affaire 
est en route- 

Si je pars d'Aden, ce sera probablement au compte 
de la Compagnie. Tout cela ne se djécidera que dans 
un mois ou deux; jusqu'à présent, on ne me laisi^e 
rien voir de précis. Quaiît à revenir en France, qu'i- 
rais^je chercher là, à présent? l\ vaut beaucoup 
mieux que je tâche d'amasser quelque phos^ par 
ici ; ensuite, je verrai. L'important et le plus pressé 
pour moi, c'est d'être indépendant, n'importe ou. 

Lecalendriermeditque le soleil se lève en France 
à 7 h. 1/4 et se couche à 4 h. i5, en ce mois de no- 
vembre ; ici, c'est toujours à peu près de 6 4 6. Je 
vous souhaite un hiver à votre mesure, — ej, d'a- 
vance (car qui sait où je serai dans quinze jours ou 
un mois), une bonne année^ ce qui peut s'appeler une 
bonne année» et tout à votre souhait, pour i883 I 

Quand je serai reparti en Afrique, avec mon ba- 
gage photographique, je vous enveri*ai des choses 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l35 



intéressantes. Ici, à Aden, il n'y a rien, pas même 
une seule feuille (à moins qu'on ne l'apporte), et c'est 
un endroit où Ton ne séjourne que par nécessité. 

Pour le cas où les looo francs ne seraient pas 
entièrement employés, je vous donne encore com- 
mission de m'envoyer les livres suivants, qui me 
sont indispensables là où je vais et où je n'ai rien 
pour me renseigner. 

Vous donnez la liste cî-jointe (i) à la librairie 
d'Attigrly, avec commission de faire revenir le tout 
le plus promptement possible (car si cela n'arrive 
pas à Adeii, on me le retardera beaucoup). 

S'il ne reste pas d'argent, envoyez néanmoins de 
suite la commande, et prévenez-moi : j'enverrai le 
manquant. La valeur du tout peut être 200 francs. 
Enfermez dans une caisse, avec la déclaration 
« livres » à l'extérieur ; expédiez à M. Diibar, avec 
uti mot lui expliquant de remettre le colis adressé 
à mon nom à Aden à l'agence des Messageries ma- 
ritimes. Car si vous faites passer cela parla maison 
de Lyon, ça ne m'arrivera jamais. 

Forcé devons quitter. Je vous remercie d'avance. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 
(i) Cette liste manque. Elle fut remise aii libraire d'Âttigny. 



l36 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XXXIX 

Aden, 18 novembre 1882. 

Chère maman, 

Je reçois ta lettre du 27 octobre, où tu dis avoir 
reçu les 1000 francs de Lyon. 

L'appareil coûte, dites-voujs, i85o francs. Je vous 
télégraphie à la date d'aujourd'hui : « Payez-le de 
mon argent de Tannée passée. » C'est-à-dire : le sur- 
plus des 1000 francs, fournissez-le des 2600 quç 
j'ai envoyés l'an passé. 

J'ai bien 4ooo francs ici ; mais ils sont placés au 
Trésor anglais, et je ne puis les déplacer sans 
frais. D'ailleurs, j'enaurai besoin prochainement (i). 

Ainsi donc, retirez 1000 francs de ce que je vous 
ai envoyé en 188 1 : je ne puis m'arranger autrement. 
Car ce que j'ai à présent, quand je serai en Afrique, 
je pourrai faire avec des affaires qui me rapporte- 

(i) On comprend que Rimbaud est fâché que sa mère ait converti 
son ar^nt en terres, dont il n'avait que faire, et que, à cause de 
cela, les instruments scientifiques et les livres, dont il indiquait le 
besoin précis dans sa lettre à M. Delahaye, n'aient pas été achetés. 
C'est une leçon pour lui. Il n'enverra plus de fortes sommes, et 
même il reprendra peu à peu l'argent des terres qui, de ce fait, 
seront revendues à madame Rimbaud. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD iSy 



ront le triple. Si je vous dérange, je m'excuse mille 
fois. Mais je ne puis pas me dépouiller à présent. 

Quant à Tappareil, s'il est bien conditionné, il me 
rapportera certainement ses frais. De cela, je ne 
doute pas. En tous cas, je trouverai toujours à le 
revendre avec bénéfice. L'affaire est envoyée, lais- 
sons-la aboutir. 

Je vous ai écrit hier, en joignant une commande 
de livres de la valeur d'environ 200 francs. Prière 
de me les expédier, comme je vous l'ai indiqué, 
sans faute. 

Je vais retourner au Harar, comme agent de la 
maison, et je vais travailler sérieusement. J'espère 
avoir une quinzaine de mille francs à la fin de l'an- 
née prochaine. 

Encore une fois, excusez-moi du tracas. Je ne vous 
le renouvellerai plus. Seulement, n'oubliez pas les 
livres. 

Tout à vous, V 

RIMBAUD 

XL 

Aden, 8 décembre 1882. 

Chère maman. 

Je reçois ta lettre du 24 novembre m'apprenant 

9. 



l38 LETTRES DE JEAN-ARTQUR RIMBAUD 



que la somme a été versée et que Texpëdition est 
en train. Naturellement, on n'a pas acheté sans 
savoir s'il y aurait des fonds pour couvrir l'achat. 
C'est pour cette raison que la chose ne s'est décidée 
qu'au reçu des i85o francs. 

Tu dis qu'on me vole. Je sais très bien ce que 
coûte un appareil seul : quelques centaines de francs. 
Mais ce sont les produits chimiques, très nombreux 
et chers et parmi lesquels se trouvent des composés 
d'or et d'argent valant jusqu'à 260 francs le kilog., 
ce sont les glaces, les cartes, les cuvettes, les flacons, 
les emballages très chers, qui grossissent la somme. 
J'ai demandé de tous les ingrédients pour une cam- 
pagne de deux ans. Pour moi, je trouve que je suis 
servi à bon marché. Je n'ai qu'une crainte, celle 
que ces choses se brisent en route, en mer. Si cela 
m'arrive intact, j'en tirerai un large profit, et je 
vous enverrai des choses curieuses. 

Au lieu donc de te fâcher, tu n'as qu'à te réjouir 
avec moi. Je sais le prix de l'argent ; et, si je hasarde 
quelque chose, c'est à bon escient. 

Je vous prierai de vouloir bien ajouter ce qu'on 
pourrait vous demander en outre pour les frais de 
port et d'emballage. 

Vous avez de moi une somme de 2600 francs, 



LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD iSq 

d'il y a deux ans. Prenez à votre compte les terres 
que vous avez achetées avec cela, en concurrence 
des sommes que vous débourserez pour inoi. L'af- 
faire est bien simple, et il n'y a pas de dérange- 
ments. 

Ce qui est surtout attristant, c'est que tu termines 
ta lettre en déclarant que vous ne vous mêlerez plus 
de mes affaires. Ce n'est pas une bonne manière 
d'aider un homme à des mille lieues de chez lui, 
voyageant parmi des peuplades sauvages et n'ayant 
pas un seul correspondant dans son pays ! J'aime 
à espérer que vous modifierez cette intention peu 
charitable. Si je ne puis même plus m'adresser à 
ma famille pour mes commissions, où diable m'a- 
dresserai-je ? 

Je vous ai dernièrement envoyé une liste de livres 
à m'expédier ici. Je vous en prie, ne jetez pas ma 
commission au diable ! Je vais repartir au continent 
africaiii, pour plusieurs années ; et, sans ces livres, 
je manquerais d'une foule de renseignements qui 
me sont indispensables. Je serais comme un aveu- 
glé ; et le défaut de ces choses me préjudicierait 
beaucoup. Faites donc revenir promptement tous 
ces ouvrages, sans en excepter un ; mettez-les en 
une caisse avec la suscription « livres », et envoyez- 



l4o LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

moi ici, en payant le port, par Tentremise de 
M. Dubar. 

Joignez^y ces deux ouvrages : 

Traité complet des chemins de fer ^ par Couche 
(chez Dunodj quai des Augustins, à Paris) ; 

Traité de Mécanique de V Ecole de Châlons. 

Tous ces ouvrages coûteront 4oo francs. Débour- 
sez cet argent pour moi, et couvrez-vous comme 
je Tai dit ; et je ne vous ferai plus rien débourser, 
car je pars dans un mois pour TAfrique. Pressez- 
vous donc. 

A vous, 

RIMBAUD 

XLI 

Âden, le 6 janvier i883. 

Chers parents, 

J'ai reçu, il y a déjà huit jours, la lettre où vous 
me souhaitez la bonne année. 

Je vous rends mille fois vos souhaits, et j'espère 
qu'ils seront réalisés pour nous tous. Je pense tou- 
jours à Isabelle; c'est à elle que j'écris chaque fois, 
et je lui souhaite particulièrement tout à son 
souhait. 



LETTRES DE JEAiS-ARTHUR RIMBAUD ijl 

Je repars, à la fin du mois de mars, pour le Ha- 
rar. Le dit bagage photographique m'arrive ici dans 
quinze jours; et je verrai vite à l'utiliser et à en 
repayer les frais : ce qui sera peu difficile, les re- 
productions de ces contrées ignorées et des types 
singuliers qu'elles renferment devant se vendre en 
France. D'ailleurs, je retirerai là-bas même un bé- 
néfice immédiat de toute la balançoire. 

J'aime à compter que les frais sont terminés pour 
cette aflaire. Si, cependant, l'expédition nécessitait 
quelques nouvelles dépenses, faites-les encore, je 
vous en prie ; et terminez au plus tôt. 

Envoyez-moi les livres également. 

M. Dubar doit aussi m'envoyer un instrument 
scientifique, nommé ffraphomètre. 

Je compte faire quelques bénéfices à Harar, cette 
année-ci, et je vous renverrai labalance de cequeje 
vous ai fait débourser. Pour longtemps, non plus, 
je ne vous troublerai avec mes commissions. Je 
vous demande bien pardon, si je vous ai dérangés. 
C'est que la poste est si longue, aller et retour, du 
Harar, que j'ai mieux aimé me pourvoir tout de 
suite pour longtemps. 

Tout au mieux I 

RIMBAUD 



l42 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RlifBAUD 

XLII 

Aden^le 1 5 janvier i883. 

Chers amis, 

J'ai reçu votre dernière lettre, avec vos souhaits 
de bonne année. Merci de tout cœur, et croyez-moi 
touj ours votre dévoué . 

J^ai reçu la liste des livres achetés. Justement, 
comme vous le dites, ceux qui manquent sont le 
plus nécessaires. L'un est un traité de topogra- 
phie (non de photographie, j'ai un traité de pho- 
tographie dans mon bagage). La topographie, est 
Tart de lever dés plans en campagne : il faut que 
je Taie. Vous communiquerez donc la lettre ci -jointe 
au libraire, et il trouvera facilement un traité d'un 
auteur quelconque. L'autre est un traité de géolo- 
ffie et minéralogie pratiques. Pour le trouver, il 
s'adressera comme je le lui explique. 

Ces deux détails faisaient partie d'une commis- 
sion passée ; c'est pour cela que j'insiste pour les 
avoir. Ils me sont d'ailleurs très utiles. 

Je ne vous enverrai plus de nouvelles commis- 
sions, sans argent. Excusez-moi du trouble. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l43 



Isabelle a tort de désirer me voir dans ce pays- 
ci. C'est un fond de volcan, sans une herbe. Tout 
ravantage est que le climat est très sain et qu'on y 
fait des affaires asspz actives. Mais, de mars en oc- 
tobre, la chaleur est excessive. A présent, nous 
sommes en hiver, le thermomètre est à So"* seu- 
lement, à l'ombre; il ne pleut jamais. Voici un an 
que je couche continuellement à ciel ouvert. Per- 
sonnellement, j'aime beaucoup ce climat; car j'ai 
toujours horreur de la pluie, de la boue et du froid. 
Cependant, fin mars, il est probable que je repar- 
tirai pour le Harar. Là, c'est montagneux et très 
élevé; de mars en octobre, il pleut sans cesse et le 
thermomètre est à lo degrés. Il y a une végétation 
magnifique, et des fièvres. Si j'y repars, j'y res- 
terai probablement une année encore. Tout ceci se 
décidera prochainement. Du Harar, je vous enverrai 
des vues, des paysages et des types. 

Quant au Trésor anglais dont je parlais, c'est 
simplement une caisse d'épargne spéciale à Aden ; 
et cela rapporte environ 4 1/2 pour cent. Mais la 
somme des dépôts est limitée. Ce n'est pas très pra- 
tique. 

A une prochaine occasion. 

A. RIMBAUD 



l44 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XLIII 

Àden, 8 février i883. 

Chère maman, chère sœur, 

Je reçois une lettre de M. Dubar, fin janvier, m'an- 
nonçant le départ du dit bagage |et que la facture 
se trouve augmentée de 600 francs. Payez ces 600 
francs de mon compte, et qu'il en soit fini de cette 
histoire. J'ai dépensé une forte somme; mais la 
chose me la rendra, j'en suis sûr, et je ne gémis 
donc pas des frais. 

A présent nous fermons la liste des frais, com- 
mandes, etc.. 

Envoyez-moi seulement les livres que je vous 
ai demandés; ne les oubliez pas. 

Je partirai sûrement d'Aden dans six semaines, 
et je vous écrirai avant. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUH UIMBAUD l45 



XLIV 

Adeiiy le i4 mars i883. 

Chers amis, 

Je pars le i8 pour Harar, au compte de la mai- 
son. 

J'ai reçu tous les bagages qui vous ont tant 
troublés. Je n'attends plus que les derniers trois 
livres. 

On vous demandera, peut-être prochainement, 
de Lyon, une somme de loo francs, plus ou moins, 
pour paiement d'un graphomètre (instrument à 
lever les plans) que j'ai commandé. Payez-les; et, 
désormais, je ne vous commanderai plus rien, sans 
envoyer d'argent. 

Je compte faire quelques bénéfices au Harar et 
pouvoir recevoir, dans un an, des fonds de la 
Société de géographie. 

Je vous écrirai le jour de mon départ. 

Bonne chance et santé. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



10 



l46 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XLV 



Aden^ 19 mars i883. 



Mes chers amis, 

J'ai reçu votre dernière lettre; et la caisse de 
livres m'est arrivée hier au soir. Je vous remercie. 

L'appareil photographique, et tout le reste, est 
en excellent état ; quoiqu'il ait été se promener à 
Maurice. Et je tirerai bon parti des photographies. 

Quant aux livres, ils me seront très utiles dans 
un pays où il n'y a pas de renseignements et où 
Ton devient bête comme un âne, si on ne repasse 
pas un peu ses études. Les jours et les nuits, sur- 
tout, sont bien longs au Harar, et ces bouquins me 
feront agréablement passer le temps. Car il faut 
dire qu'il n'y a aucun lieu de réunion public au 
Harar; on est forcé de rester chez soi continuel- 
lement. Je compte, d'ailleurs, faire un curieux 
album de photographies. 

Je vous envoie un chèque de 100 francs, que vous 
toucherez. Achetez-moi les livres dont le détail suit 
(la dépense des livres est utile) : 



j 



LETTRES DE JEAN ARTHUR RIMBAUD l^'J 



Chez Danody 49> quai des Grands-Augustins, 

Paris : 

Debauve. — Exécution des travaux, i vol. 3o^oo 

id. Géodésie 7,5o 

Lacaume et Sganzin. — Calculs abrégés 

des terrassements 2,00 

Debauve . — Hydraulique 6,00 

Jacquet. — Tracé des courbes 6,00 

Librairie Masson : 

Delaunay. — CoursélémentairedeMécanique 8,00 

Liais. — Traité d'astronomie appliquée.., 10,00 

Total 69^60 

Vous dites qu^il reste quelques cents francs de 
mon ancien argent. Quand on vous demandera le 
montant du graphomètre (instrument de nivelle- 
ment) que j'ai commandé à Lyon, payez-le donc de 
ce qui reste. J'ai sacrifié toute* cette somme. J'ai 
ici 5ooo francs, qui portent à la maison 5b/o d'in- 
térêt : je ne suis donc pas encore ruiné. Mon con- 
trat avec la maison finit en novembre ; c'est par 
conséquent encore 8 mois à 33o francs que j'ai 
devant moi, soit 2600 francs environ, soit qu'à la 
fin de l'année j'aurai toujours au moins 7000 francs 
eji caisse, sans compter ce que je puis bricoler en 



l48 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBATjn 

vendant et achetant quelque peu pour mou compte* 
Après novembre, si je ne fais plus partie de la 
maison, je pourrai toujours faire un petit com- 
merce, qui me rapportera 60 0/0 en un an. Je vou- 
drais faire rapidement, en 4 ou 5 ans, une cinquan- 
taine de mille francs; et je me marierai ensuite. 

Je pars demain pour Zeilah. Vous n'aurez plus 
de nouvelles de moi avant deux mois. Je vous 
souhaite beau temps, santé, prospérité. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

— Toujours adresser à Aden. 

XLVI 

Aden, le 20 mars i883. 

Mes chers amis. 

Je vous préviens, par la présente, que j'ai renou- 
velé mon contrat avec la maison jusqu'à fin 
décembre i885. Mes appointements sont à présent 
de 160 roupies par mois et un certain bénéfice par 
cent, le tout équivalent à 5ooo fr. net par an, en plus 
du logement et de tous les frais, qui me sont tou- 
jours accordés gratuits. 






LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l49 



Je pars après demain pour Zeilah. 

J'ai oublié de vous dire que le chèque de 
loo francs est payable à la maison de Marseille, 
et non à Lyon. 

Joignez à la liste des livres : 

Librairie Dunod : 
Salin. — Manuel pratique des poseurs de voies 

de chemin de ftr 2 fr, 5o 

Debauve. — Tunnels et souterrains. . . 10 fr. » 

Envoyez le tout ensemble, si possible. 
Tout à vous, 



RIMBAUD 



XLVII 



Harar, le 6 mai i883. 



Mes chers amis. 

Le 3o avril, j'ai reçu au Harar votre lettre du 26 
mars. 

Vous dites m'avoir envoyé deux caisses de livres. 
J'ai reçu une seule caisse à Aden, celle pour laquelle 
Dubar disait avoir épargné vingt-cinq francs. 
L'autre est probablement arrivée à Aden, avec le 
graphomètre. Car je vous avais envoyé, avant de 



l50 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



partir d'Aden, un chèque de loo francs avec une 
autre liste de livres . Vous devez avoir touché ce 
chèque et, les livres, vous les avez probablement 
achetés. Enfin, à présent, je ne suis plus au courant 
des dates. Prochainement, je vous enverrai un autre 
chèque de 200 francs, car il faut que je fasse revenir 
des glaces pour la photographie. 

Cette commission a été bien faite; et, si je veux, 
je regagnerai vite les 2000 francs que ça ma coûté. 
Tout le monde veut se faire photographier ici; même 
on offre une guinée par photographie. Mais ce n^est 
pas pour cela que j'ai acheté mon appareil, et j'en 
ai besoin pour autre chose. Je ne suis pas encore 
bien installé, ni au courant; mais je le serai vite, 
et je vous enverrai des choses curieuses. 

Ci-inclus quelques photographies de moi-même 
par moi-même. 

Je suis toujours mieux ici qu'à Aden. Il y a moins 
de travail et bien plus d'air, de verdure, etc.. 

J'ai renouvelé mon contrat pour trois ans ; mais 
il se peut que l'établissement ferme bientôt. Le pays 
n'est pas tranquille; et puis on fait un tas de frais, 
que les bénéfices couvrent à peine. Enfin, il est con- 
clu que le jour où je serai remercié, on me donnera 
une indemnité de trois mois d'appointements. A la 



LETTRES DE JEAN-AHTHUR RIMBAUD l5l 



fin de cette année-ci, j'aurai trois ans complets dans 

cette maison. 

• • • . •• ••• • •••••••• 

La solitude est une mauvaise chose, ici-bas ; et 
je regrette de ne pas être marié et de n'avoir une 
famille à moi. Mais, à présent, je suis condamné 
à errer, attaché à une entreprise lointaine; et, 
tous les jours, je perds le goût pour le climat et 
les manières de vivre et même la langue de TEu- 
rope. 

Hélas! à quoi servent ces allées et venues, et 
ces fatigues et ces aventures chez des races étran- 
ges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, 
et ces peines sans nom, — si je ne dois pas un 
jour, après quelques années, pouvoir me reposer 
dans un endroit qui me plaise à peu près et trou- 
ver une famille, et avoir au [moins un fils que je 
passe le reste de ma vie A élever à mon idée, à or- 
ner et à armer de Tinstruction la plus complète 
qu'on puisse atteindre à cette époque, et que je 
voie devenir un ingénieur renommé, un homme 
puissant et riche par la science? Mais qui sait com- 
bien peuvent durer mes jours, dans ces montagnes- 
ci? Et je puis disparaître, au milieu de ces peupla- 
des, sans que la nouvelle en ressorte jamais. 



l5a LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Vous me parlez des nouvelles politiques. Si vous 
saviez comme ça m'est indifférent ! Plus de deux 
ans que je n'ai touché un journal. Tous ces débats, 
me sont incompréhensibles, maintenant. Comme 
les musulmans, je sais que ce qui arrive arrive, et 
c'est tout. 

Les seules choses qui m'intéressent sont les nou- 
velles de la maison; et je suis toujours heureux à 
me reposer sur le tableau de votre travail pastoral. 
C'est dommage qu'il fasse si froid et lugubre chez 
vous, en hiver I Mais vous êtes au printemps, à 
présent; et votre climat, à ce temps-ci, correspond 
à celui que j^ai ici, au Harar, à l'heure qu'il est. 

Les photographies incluses me représentent, 
l'une, debout sur une terrasse de la maison, l'autre, 
debout dans un jardin de café; une autre, les bras 
croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est 
devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me 
servent à laver; mais, dans la suite, je vais faire 
de meilleur travail. Ceci est seulement pour rap- 
peler ma figure, et vous donner une idée des pay- 
sages d'ici. 

Au revoir. 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l53 



XLVIII 

Harar, le 20 mai i883. 

Mes chers amis, 

Je compte que vous aurez reçu ma première let- 
tre du Harar. 

Ma dernière commission de livres doit être en 
chemin; vous l'aurez payée, comme je vous en 
avais priés, ainsi que le graphomètre, que vous 
devez m^avoir envoyé en même temps. 

La photographie marche bien. C'est une bonne 
idée que j'ai eue. Je vous enverrai bientôt des cho- 
ses réussies. 

Par la première poste, je vous ferai envoyer un 
chèque pour quelques petites commissions nou- 
velles. 

Je vais bien, mes afiFaires vont bien ; et j'aime à 
penser que vous êtes en santé et prospérité. 

RIMBAUD 



10. 



l54 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XLIX 

Harar, le 12 août i883. 

Chers amis, 

Je vous envoie, ci-joint, Texemplaire de mes 
pouvoirs d'agent au Harar. 11 est visé par le consu- 
lat de France à Aden. Je suppose que la présen- 
tation de cette pièce suffira (i). Seulement, il faut 
absolument que vous la retourniez ici, où je me 
trouverais impuissant, en cas de contestation de 
mes pouvoirs. Ce papier m'est indispensable dans 
mon commerce; voyez donc à mêle renvoyer, après 
en avoir fait l'usage nécessaire ! 

Il y a un nouveau consul à 'Aden, et il se trouve, 
pour rinstant, en voyage à Bombay. 

Si Ton vous dit que la date de ces pouvoirs est 
ancienne (20 mars), vous n'avez qu'à faire observer 
que, si je n'étais plus au même poste, les dits pou- 
voirs auraient été rendus à la maison et abolis. 



(i) Encore une histoire de g^endarmes venus, de la part du recru- 
tement, embêter la famille de Rimbaud, malgré que la situation mi- 
litaire de celui-ci fût régulière. On verra d'ailleurs peser jusqu'à la 
fîn sur lui, comme une fatalité, ces tracasseries odieuses, dont il 
faut bien accuser l'incurie administrative de l'armée I 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 1 55 

Je crois donc que ça suffit, et que c'est la der- 
nière fois. 

II est bien vrai que j'ai reçu tous les livres, — 
excepté la dernière caisse, que j'attends toujours. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



Harar, 4 octobre i883. 

Chers amis, 

Je reçois votre lettre effrayée. 

Pour moi, je ne passe guère une poste sans vous 
écrire ; mais les deux dernières fois, j'ai laissé les 
lettres à votre adresse partir par la poste égyp- 
tienne. Désormais, je les enfermerai toujours dans 
le courrier. 

Je suis en très bonne santé, et tout à mon tra- 
vail. Je vous souhaite même santé, et prospérité. 
Cette poste est très pressée, la prochaine vous don- 
nera une longue lettre. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



l56 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LI 



Harar, le 7 octobre i883. 

Mes chers amis, 

Je n'ai pas de nouvelles de votre dernier envoi 
de livres, lequel a dû s'égarer. 

Je vous serai bien obligé d'envoyer la note qui 
suit à la librairie Hachette, boulevard Saint-Ger- 
main, 79, à Paris ; et, selon qu'on vous enverra ledit 
ouvrage, vous le paierez et me l'enverrez promp- 
tement par la poste^ de façon à ce qu'il ne se perde 
pas. 

Je vous souhaite bonne santé et bon temps. 
Tout à vous, 

HIMBAUD 

c( M. M. Hachette, etc... 

<r Je vous serais très obligé de m'envoyer aussi- 
<i tôt que possible, à l'adresse ci-dessous, contre 
« remboursement, la meilleure traduction fran- 
« çaise du Coran (avec le texte arabe en regard, 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD .167 



« s'il en existe ainsi) — et même sans le texte. 
« Agréez mes salutations. 

« RIMBAUD, 
« à Roche, par Altigny ( Ardennes) , » 

LU 

Harar, 21 décembre i883. 

Je vais toujours bien, et j'espère que vous allez 
de même. 

Par l'occasion, je vous souhaite une heureuse 
année 1884. 

Rien de nouveau ici. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 



LUI 



Harar, i4 janvier 1884. 

Chers amis, 

Je n'ai que le temps de vous saluer, en vous 
annonçant que la maison, se trouvant gênée (et les 
troubles de la guerre se répercutant par ici), est 
en train de nje faire liquider cette agence du Harar. 



)58 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Il est probable que je partirai d'ici, pour Aden, 
dans quelques mois. Pour mon compte, je n'ai rien 
à craindre des affaires de la maison. 

Je me porte bien, et vous souhaite santé et pros- 
périté pour tout 1884. 

RIMBAUD 



LIV 



Aden, le 24 avril 1884. 



Chers amis, 



Je suis arrivé à Aden, après six semaines de 
voyage dans les déserts; et c'est pour cela que je 
n'ai pas écrit. 

Le Harar, pour le moment, est inhabitable, à 
cause des troubles de la guerre. Notre maison est 
liquidée à Harar, comme à Aden, et, à la fin du 
mois, je me trouve hors d'emploi. Cependant, mes 
appointements sont réglés jusqu'à fin juillet, et, 
d'ici là, je trouverai toujours quelque chose à faire. 

Je pense d'ailleurs, et j'espère, que nos messieurs 
vont pouvoir remonter une affaire ici. 



1 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD iSq 



J'espère que vous vous portez bien, et je vous 
souhaite prospérité. 
Mon adresse actuelle: 



ARTHUR RIMBAUD, 



Maison Bardey, Aden. 



LV 



Aden, le 5 mai 1884. 

Mes chers amis. 

Comme vous le savez, notre société est entière- 
ment liquidée, et Tagence du Harar, que je diri- 
geais, est supprimée ; l'agence d'Aden, aussi, est 
fermée. Les pertes delà Compagnie en France sont, 
me dit-on, de près d'un million; pertes faites cepen- 
dant dans des affaires distinctes de celles-ci, qui 
travaillaient satisfaisamment. Enfin, je me suis 
trouvé remercié fin avril, et, selon les termes de 
mon contrat, j'ai reçu une indemnité de trois mois 
d'appointements, jusqu'à fin juillet. Je suis donc 
actuellement sans emploi, quoique je sois toujours 
logé dans l'ancien immeuble de la Compagnie, 
lequel immeutle est loué jusqu'à fin juin. Monsieur 
Bardey est reparti pour Marseille, il y a une 



l6o LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

dizaine de jours, afin de rechercher de nouveaux 
fonds pour continuer les affaires à Aden. Je lui 
souhaite de réussir ; mais je crains fort le con- 
traire. Il m'a dit de l'attendre ici ; mais, à la fin de 
ce mois, si les nouvelles ne sont pas satisfaisantes, 
je verrai à filer ailleurs et d'y entreprendre autre 
chose. 

Les affaires ne vont pas ici à présent, les grandes 
maisons fournissant les agences ayant toutes sauté 
à Marseille. 

D'un autre côté, pour qui n'est pas employé, la 
vie est hors de prix en cet endroit-ci, et l'existence 
est intolérablement ennuyeuse, surtout l'été com- 
mencé; et vous savez qu'on a à Aden l'été le plus 
chaud du monde entier ! 

Je ne sais pas du tout où je pourrai me trouver 
dans un mois. J'ai une quarantaine de mille francs; 
et, comme on ne peut rien confier à personne ici, 
je suis obligé de traîner ce pécule avec moi et de 
le sur\'eiller perpétuellement. Et cet argent, qui 
pourrait me donner une petite rente suffisante pour 
me faire vivre hors d'emploi, ne me rapporte rien, 
que des embêtements continuels ! 

Quelle existence désolante je traîne sous ces 
climats absurdes et dans ces conditions insensées I 



LETTRES DE JEAN-AUTHUR RIMBAUD l6l 

Quel ennuî! Quelle vie bête I Que faîs-je ici, 
moi ?... Etqu*irais-je chercher ailleurs?... J'aurais, 
avec mes économies, un petit revenu assuré ; je 
pourrais me reposer un peu, après de longues an- 
nées de souffrances. Et non seulement je ne puis 
rester un jour sans travail, mais je ne puis jouir 
de mon gain : le Trésor ici ne prend que des dépôts 
sans intérêts, et les maisons de commerce ne sont 
pas solides du tout ! — Et, d'ailleurs, l'inactivité 
me tuerait infailliblement. 

Je ne puis pas vous donner une adresse pour 
réponse à ceci, car j'ignore personnellement où je 
me serai trouvé entraîné prochainement, et par 
quelles routes, et pour où et pour quoi, et com- 
ment 1 

Il est possible que les Anglais occupent bientôt le 
Harar; et, dans ce cas, j'y retournerai. On pour- 
rait faire là un petit commerce ; peut-être y acheter 
des terrains, jardins et plantations, et essayer d'y 
vivre ainsi. Car les climats du Harar et de TAbys- 
sinie sont excellents, meilleurs que ceux de l'Eu- 
rope, dont ils n'ont pas les hivers rigoureux; et la 
vie y est pour rien, la nourriture bonne et l'air dé- 
licieux. Tandis que le séjour sur les côtes de la Mer 
Rouge énerve les gens les plus robustes; et une an- 



102 LETTRES DE JEAN-ÀRTHUR RIMBAUD 

née là vieillit les gens comme quatre ans ailleurs. 

Ma vie ici est donc un Téel cauchemar. Ne vous 
figurez pas que je la passe belle. Loin de là. J'ai 
même toujours vu qu'il est impossible de vivre plus 
péniblement que moi. 

Si les affaires peuvent reprendre à bref délai, 
cela ira encore bien : je ne mangerai pas mon mal- 
heureux fonds en courant les aventures. Alors, je 
resterais encore le plus possible dans cet affreux 
trou d'Aden; car les entreprises personnelles sont, 
en ce moment, trop dangereuses en Afrique, de 
l'autre côté. 

Excusez-moi de vous détailler mes ennuis. Mais 
je vois que je vais atteindre les 3o ans (la moitié de 
la vie I) et je me suis fort fatigué à rouler le monde, 
sans résultat. 

Pour vous, vous n'avez pas de ces mauvais rêves; 
et j'aime à me représenter votre vie tranquille et 
vos occupations paisibles. Qu'elles durent ainsi! 

Quant à moi, je suis condamné à vivre long- 
temps encore, toujours peut-être, dans ces envi- 
rons-ci, où je suis connu à présent, où j'ai pu ren- 
dre quelques services et où je trouverai toujours du 
travail; — tandis qu'en France, je serais un étran- 
ger et je ne trouverais rien. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



l63 



Enfin, espérons mieux. 
Salut prospère. 



RIMBAUD 



LVI 

Adeo, le 20 mai 1884. 

Mes chers amis, 

D'après les dernières nouvelles, il paraît certain 
que le commerce va reprendre; et je resterai em- 
ployé, aux mêmes conditions, probablement à Aden . 

Je compte que les affaires recommenceront vers 
la i" quinzaine de juin. 

Dites-moi si je puis vous envoyer quatre groupes 
de dix mille francs, que vous placeriez sur TEtat à 
mon nom; car ici je suis très embarrassé de cet 
argent. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 

LVII 

Aden, le 29 mai i884. . 

Mes chers amis. 

Je ne sais encore si vraiment le travail va repren- 
dre. On m'a télégraphié de rester, mais je com- 



l64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

mence à trouver que ça tarde. Il y a six semaines 
que je suis inactif; et, par les chaleurs qu'il fait, 
c'est absolument intolérable. Mais, enfin, il est évi- 
dent que je ne suis pas venu ici pour être heureux. 
Et pourtant je ne puis quitter ces régions, à pré- 
sent que j'y suis connu et que j'y puis trouver à 
vivre, — tandis qu'ailleurs je trouverais à crever de 
faim exclusivement. 

Si donc les affaires reprennent , je serai probable- 
ment réengagé pour quelques années, deux ou trois 
ans, jusqu'à juillet 1886 ou 87. J'aurai 32 ou 33 
ans à ces dates: je commencerai à vieillir. Ce sera 
peut-être alors le moment de ramasser les quelques 
milliers de francs que j'aurai pu épargner par ici et 
d'aller épouser au pays, où l'on me regardera seu- 
lement comme un vieux et où il n'y aura plus que 
des veuves pour m'accepter ! 

Enfin, qu'il arrive seulement un jour où je pour- 
rai sortir de l'esclavage et avoir des rentes assez 
pour ne faire qu'autant et que ce qu'il me plaira ! 

Mais qui sait ce qui arrivera demain, et ce qui 
arrivera dans la suite 1 

Des sommes que je vous avais envoyées les 
années passées, ne reste-t-il rien? S'il reste quel- 
que chose, avertissez-m'en. 



LETTRES DE JEAN-AIVTHUR HIBIBAUD l65 



Je n'ai jamais reçu votre dernière caisse de livres. 
Comment a-t-elle pu s'égarer ? 

Je vous enverrais bien l'argent que j'ai; mais, 
si le commerce ne reprend pas, je serai forcé d'en- 
treprendre à mon compte et j'aurai besoin de mes 
fonds, lesquels disparaîtront peut-être entièrement 
à bref délai. Telle est la marche des choses partout, 
et surtout ici. 

Est-ce que j'ai encore un service militaire à faire, 
après l'âge de 3o ans ? Et, si je rentre en France, 
est-ce que j'ai toujours à faire le service que je 
n'ai pas fait ? D'après les termes de la loi, il me 
semble qu'en cas d'absence motivée, le service est 
sursis et reste toujours à faire, en cas de retour. 

Je vous souhaite bonne santé et prospérité, 

RIMBAUD 

LVIII 

Aden, le i6 juin 1884. 

Chers amis, 
Je suis toujours en bonne santé, et je compte 
reprendre le travail prochainement. 
Bien à vous, 

RIMBAUD, 

Maison Bardey^ Aden. 



l66 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



— N'écrivez plus sur l'adresse Mazeran et 
Viannay, parce que la raison sociale est Bardey 
(seul) à présent. 

LIX 

Aden, le 19 juin i884* 

Chers amis, 

* Ceci est pour avertir que je me trouve réemployé 
à Aden pour 6 mois, du i^' juillet au 3i décem- 
bre 1884, aux mêmes conditions. Les affaires vont 
reprendre et, pour le moment, je me trouve domi- 
cilié à la même adresse, à Aden. 

Pour la caisse de livres qui ne m'est pas parve- 
nue l'an passé, elle doit être restée à l'agence des 
Messageries à Marseille, d'où, naturellement, on 
ne me Ta pas expédiée parce que je n'avais pas de 
correspondant là pour prendre un connaissement 
et payer le fret. Si c'est donc à l'agence des Mes- 
sageries qu'elle a été expédiée, réclamez-la et tâchez 
de me la réexpédier, en paquets séparés, par la 
poste. Je ne comprends pas comment elle a pu être 
perdue. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 167 



LX 



Aden, le lo juillet i884. 

Chers amis, 

Il y a dix jours que je suis rentré dans mon 
nouvel emploi, pour lequel je suis engagé jusqu'à 
fin décembre i884. 

Je vous suis reconnaissant de vos offres. Mais 
tant que je puis supporter à peu près la vie ici, il 
vaut mieux que je reste en m'ennuyant beaucoup, 
beaucoup, et que je ramasse encore quelques sous. 

Je voulais bien vous envoyer au moins quarante 
mille francs; mais, comme les affaires ne marchent 
guère à présent, il serait possible que je fusse forcé 
de sortir d'emploi et de me mettre à mon compte, 
prochainement. Comme c'est, d'ailleurs, en sûreté 
ici pour le moment, j'attendrai encore quelques 
mois. 

Je vous souhaite une bonne récolte et un été plus 
frais que celui d'Aden : 45^ centigrade en cham- 
bre. 

RIMBAUD 



l68 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXI 

AdeO; le 3i juillet 1884. 

Mes chers amis, 

Voici un mois de passé dans mon nouvel emploi ; 
et j'espère passer encore les cinq autres assez bien. 
Je compte même réengager ensuite. 

L'été va finir dans deux mois, c'est-à-dire fin 
septembre. L'hiver ici compte six mois, d'octobre 
à la fin mars : on appelle hiver la saison où le ther- 
momètre descend quelquefois à 26 degrés (au- 
dessus de zéro). L'hiver est donc aussi chaud que 
votre été. Il ne pleut presque jamais dans le cours 
du dit hiver. 

Quant à Tété, on y a toujours ^o degrés. C'est 
très énervant et très affaiblissant. Aussi, je cher- 
che toutes les occasions de pouvoir être employé 
ailleurs. 

Je vous souhaite bonne récolte, et que le choléra 
se tienne loin de vous. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUH RIMBAUD 169 



LXII 

Aden^ le lo septembre 1884* 

Mes chers amis, 

II y a longtemps que je n'ai reçu de vos nouvel- 
les. J'aime cependant à croire que tout va bien chez 
vous, et je vous souhaite bonnes récoltes et long 
automne. Je vous crois en bonne santé et en paix, 
comme d'ordinaire. 

Voici le troisième mois de mon nouveau contrat 
de six mois qui va être passé. Les affaires vont 
mal ; et je crois que, fin décembre, j'aurai à cher- 
cher un autre emploi, que je trouverai d'ailleurs 
facilement, je l'espère. Je ne vous ai pas envoyé 
mon argent : 

I*. Parce que je ne sais pas où aller, je ne sais 
pas où je me trouverai prochainement, et si je 
n'aurai pas à employer ces fonds dans quelque trafic 
lucratif. 

2^. II se pourrait que, dans le cas où je devrais 
quitter Aden, j'allasse à Bombay, où je trouverais 
à placer l'argent que j'ai à de forts intérêts sur des 

11 



170 lATTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

banques solides, ce qui me permettrait presque de 
vivre de mes rentes. 24000 roupies à 6 0/0 don- 
neraient i44û roupies par an, soit 8 francs par 
jour. Et je pourrais vivre avec cela, en attendant 
des emplois. 

Celui qui n'est pas un grand négociant pourvu 
de fonds ou de crédits considérables, celui qui n'a 
que de petits capitaux, ici risque bien plus de les 
perdre que de les voir fructifier ; car on est entouré 
de mille dangers, et la vie, si on veut vivre un peu 
confortablement, vous coûte plus que vous ne gagnez. 
Car les employés, en Orient, sont à présent aussi 
mal payés qu'en Europe ; leur sort y est même bien 
plus précaire, à cause des climats funestes et de 
Texistence énervante qu'on mène. 

Moi, je suis à peu près fait à tous ces climats, 
froids ou chauds, frais ou secs^ et je ne risque plus 
d'attraper les fièvres ou autres maladies d'acclima- 
tation ; mais je sens que je me fais très vieux, très 
vite, dans ces métiers idiots et ces compagnies de 
sauvages ou d'imbéciles. 

Enfin, vous le penserez comme moi, je crois : du 
moment que je gagne ma vie ici, et puisque chaque 
homme est esclave de cette fatalité misérable, autant 
à Aden qu'ailleurs; mieux vaut même à Aden qu'ail- 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I7I 



leurs où je suis inconnu, où Ton m'a oublié com- 
plètement et où j'aurais à recommencer I (i) Tant, 
donc, que je trouverai mon pain ici, ne dois-je pas 
y rester ! Ne dois-je pas y rester, tant que je n'aurai 
pas de quoi vivre tranquille ? Or, il est plus que 
probable que je n'aurai jamais de quoi, et que je 
ne vivrai ni ne mourrai tranquille. Enfin, comme 
disent les mnsulmans : C'est écrit ! — C'est la vie : 
elle n'est pas drôle ! 

L'été finît ici fin septembre; et, dès lors, nous 
n'aurons plus que 25 à 30° centijgfrade dans le jour, 
et 20 à 25 la nuit. C'est ce qu'on appelle l'hiver, à 
Aden. 

Tout le littoral de cette sale Mer Rouge est ainsi 
torturé par les chaleurs. Il y a un bateau de guerre 
français à Obock, où, sur 70 hommes composant 
tout l'équipage, 65 sont malades des fièvres tropi- 
cales ; et le commandant est mort hier. Encore, à 
Qbock, qui est à 4 heures de vapeur d'ici, fait-il 
plus frais qu'à Aden, où c'est très sain et seule- 
ment énervant par l'excès des chaleurs. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 



(i) I] se trouve qu'à ce moment même les Poètes maudits parais- 
saient à Paris. 



172 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXIII 

Aden, le 7 octobre 1884. 

Chers amis, 

Je reçois votre lettre du 28 septembre. Vos nou- 
velles m'attristent. Ce que vous me racontez est très 
ennuyeux et peut, à nous autres, nous porter grand 
préjudice. 

Enfin, j'espère cependant, pour vous et pour 
moi, que cela s'arrangera pour le mieux (i). 

Quant à ce qu'on peut dire sur mon compte, ma 
conduite est connue ici comme ailleurs. Je puis vous 
envoyer le témoignage de satisfaction exceptionnel 
que la & Mazeran liquidée m'a accordé pour y«a- 
tre années de services rendus^ de 1880 à i884, et 
j'ai une très bonne réputation dans ces parages, 
réputation qui me permettra de faire mon chemin 
convenablement. Si j'ai eu des moments malheu- 
reux auparavant, je n'ai jamais cherché à vivre aux 
dépens des gens, ni au moyen du mal. 

Nous sommes en hiver à présent : la tempéra- 

(i) Il ne s'agissait que de commérages de village, auxquels 
M™« Rimbaud avait eu tort d'attacher de Timportance jusqu'à les 
communiquer à son fils. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD lyS 



ture moyenne est 25 deg^rés au-dessus de zéro (i). 
Tout va bien. Mon contrat, qui finit fin décembre, 
sera, je l'espère, renouvelé avec avantage. Je trou- 
verai toujours à m'employer honorablement par ici. 

Tout près, il y a la triste colonie française d'O- 
bock, où on essaie à présent de faire un établisse- 
ment; mais je crois qu'on n'y ferajamaisgrand'chose. 
C'est une plage déserte, brûlée, sans vivres, sans 
commerce, bonne seulement pour faire des dépôts 
de charbon ravitailleurs des vaisseaux de guerre 
qui vont en Chine ou à Madagascar. 

La côte du Somali et le Harar sont en train de 
passer des mains de la pauvre Egypte dans celles 
des Anglais, qui n'ont d'ailleurs pas assez de forces 
pour maintenir toutes ces colonies. L'occupation 
anglaise ruine tout le commerce de ces côtes, de 
Suez à Gardafui. 

L'Angleterre s'est terriblement embarrassée avec 
les afiaires d'Egypte, et il est fort probable qu'elles 
lui tourneront très mal. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

(i) n faut dire, pour expliquer cette insistance de Rimbaud à par- 
ler de la température, que son organisation était très sensible au 
froid; ce qui ne l'empêchait pas, du reste, d'affronter les tempéra- 
tures les plus excessives en froid et en chaleur. 

11. 



174 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXIV 

Aden, le 3o décembre 1884. 

Mes chers amis, 

J'ai reçu votre lettre du 12 décembre, et je vous 
remercie des souhaits de prospérité et bonne santé, 
souhaits que je vous rends semblablement pour 
chaque jour de la prochaine année. 

Comme vous dites : ma vocation ne sera jamais 
dans le labourage, et je n'ai pas d'objection à voir 
ces terres louées. J'espère pour vous qu'elles se 
loueront bientôt et bien. Garder la maison est tou- 
jours une bonne chose. Quant à venir m'y re- 
poser auprès de vous, ce me serait fort agréa- 
ble. Je serais bien heureux, en effet, de me repo- 
ser; mais je ne vois guère se dessiner l'occasion 
du repos. Jusqu'à présent, je trouve à vivre ici. 
Si je quitte, que rencontrerai-je en échange ? 
Comment puis-je aller m'enfouir dans une campa- 
gne où personne ne me connaît, où je ne puis trou- 
ver aucune occasion de gagner quelque chose ? 
Comme vous le dites, je ne puis aller là que pour 
me reposer; et, pour se reposer, il faut des rentes; 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I yS 

pour se marier, il faut des rentes ; et ces rentes-là, 
je n'en ai rien. Pour longtemps encore, je suis 
donc condamné à suivre les pistes où je puis trou- 
ver à vivre, jusqu'à ce que je puisse racler, à force 
dé fatigues, de quoi me reposer momentanément. 

J'ai à présent, en mains, quarante-trois mille 
francs. Que voulez-vous que je fasse de cela en 
France? Quel mariage voulez-vous que ça me pro- 
cure? Pour des femmes pauvres et honnêtes, on en 
trouve par tout le monde 1 Puis-je aller me marier 
là-bas, alors que, néanmoins, je serais toujours 
forcé de voyager pour vivre ? 

Bref, j'ai trente ans passés à m'embêter considé- 
rablement ; et je ne vois pas que ça veuille finir par 
un mieux. 

Enfin, si vous pouvez me donner un bon plan, 
ça me fera bien plaisir. Les affaires vont très mal, 
à présent. Je ne sais pas si je vais être rengagé, ou, 
du moins, à quelles conditions on me rengagera. 
J'ai 4 ans et demi ici; je ne voudrais pas être dimi- 
nué, et cependant les affaires, je le répète, vont 
très mal. L'été aussi va revenir dans 3 ou 4 mois, 
et le séjour à Aden redeviendra atroce. 

C'est justement les Anglais, avec leur absurde 
politique, qui minent désormais le commerce de 



lyÔ LETTRES DE JEAN-AI\THUI\ RIMBAUD 



toutes ces côtes, lis ont voulu tout remanier, et ils 
sont arrivés à faire pire que les Egyptiens et les 
Turcs, ruinés par eux. Leur Gordon est un idiot, 
leur Wolseley un âne, et toutes leurs entreprises 
une suite insensée d'absurdités et de déprédations. 
Pour les nouvelles du Soudan, nous n'en savons 
pas plus qu'en France; il ne vient plus personne de 
l'Afrique, tout est désorganisé, et l'administration 
anglaise d'Aden n'a intérêt qu'à annoncer des men- 
songes. Il est fort probable que l'expédition du Sou- 
dan ne réussira pas. 

La France aussi vient faire des bêtises de ce côté- 
ci: on a occupé, il y a un mois, toute la baie de 
Tadjourah, pour avoir ainsi les têtes de route du 
Harar et de TAbyssinie. Mais ces côtes sont absolu- 
ment désolées, les frais qu'on fait là sont complète- 
ment inutiles, si on ne peut s'avancer prochaine- 
ment vers les plateaux de l'intérieur (Harar), qui 
sont alors de beaux pays, très sains et productifs. 

Nous voyons aussi que Madagascar, qui est une 
bonne colonie, n'est pas prête de tomber en notre 
pouvoir. Et l'on dépense des centaines de millions 
pour le Tonkin, qui, selon tous ceux qui en revien- 
nent, est une contrée misérable et impossible à 
défendre contre les invasions. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I77 



Je crois qu'aucune nation n'a une politique colo- 
niale aussi inepte que la France. — Si l'Angleterre 
commet des fautes et fait des frais, elle a au moins 
des intérêts sérieux et des perspectives importantes. 
Mais nul pouvoir ne sait gâcher son argent, en 
pure perte, dans des endroits impossibles, comme 
le fait la France. 

Dans 8 jours, je vous ferai savoir si je suis ren- 
gagé, ou ce que je dois faire. 
Tout à vous, 

RIMBAUD 

LXV 

Aden, le 1 5 janvier i885. 

Mes chers amis, 

J'ai reçu votre lettre du !i6 décembre i884. Merci 
de vos bons souhaits. Que Thiver vous soit court 
et l'année heureuse ! 

Je me porte toujours bien, dans ce sale pays. 

J'ai rengagé pour un an, c'est-à-dire jusqu'à fin 
i885; mais il est possible que, cette fois encore, 
les affaires soient suspendues avant ce terme. Ces 
pays sont devenus très mauvais, depuis les affaires 



178 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



d'Egypte. Ainsi, malgré mon ennui, et mon horreur 
grandissante pour le lieu et l'emploi, me voilà 
encore attaché à Aden pour quelque temps. D'ail- 
leurs quoi faire autre part ? J'ai mieux fait de patien- 
ter là où je pouvais vivre en travaillant; car quelles 
sont mes perspectives ailleurs? Mais, c'est égal, les 
années se passent, je mène une existence stupide, 
je n'amasse pas de rentes. Je n'arriverai jamais à 
ce que je voudrais, dans ces pays. 

Mon travail consiste à faire des achats de cafés. 
J'achète pour environ 200 mille francs par mois. 
En i883, j'avais acheté pour plus de 3 millions 
dans l'année. J'achète aussi beaucoup d'autres 
choses : des gommes, encens, plumes d'autruche, 
ivoire, cuirs secs, girofles, etc., etc.. 

Je ne vous envoie pas ma photographie. A quoi 
bon? Je suis d'ailleurs toujours mal habillé (on ne 
peut se vêtir ici que de cotonnades très légères) (i). 

Les gens qui ont passé quelques années à Aden 
ne peuvent plus passer l'hiver en Europe; ils crève- 
raient tout de suite par quelque fluxion de poi- 
trine. Si je reviens, ce ne sera donc jamais qu'en 
été; et je serai forcé de redescendre, en hiver au 

(i) On lui avait fait des observations sur une photographie où il 
s'était représenté nu -pieds et en vêtements de coton. Il plaisante. 



£ 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



'79 



moins^ vers la Méditerranée. En tous cas, ne comp- 
tez pas que mon humeur deviendrait moins vaga- 
bonde. Au contraire. Si j'avais le moyen de voyager 
sans être forcé de séjourner pour travailler et ga- 
gner l'existence, on ne me verrait pas deux mois à 
la même place. Le monde est plein de contrées ma- 
gnifiques que les existences réunies de mille hommes 
ne suffiraient pas à visiter. ;Mais, d'un autre côté, je 
ne voudrais pas vagabonder dans la misère. Je vou- 
drais avoir quelques milliers de francs de rente et 
pouvoir passer Tannée dans deux ou trois contrées 
différentes, en vivant modestement et en m'occu- 
pant d'une façon intelligente à quelques travaux 
intéressants. Vivre tout le temps au même lieu, je 
trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le 
plus probable c'est qu'on va plutôt où Ton ne veut 
pas et que l'on fait plutôt ce qu'on ne voudrait pas 
faire, et qu'on vit et décède tout autrement qu'on 
ne le voudrait jamais, cela sans espoir d'aucune 
espèce de compensation. 

Pour les Corans, je les ai reçus il y a longtemps, 
il y a juste un an, au Harar même. Quant aux 
autres livres, j'en ai gardé quelques-uns, et j'en ai 
donné (c'est trop lourd pour traverser les déserts). 

Je voudrais bien que vous me fissiez l'envoi de 



l80 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



quelques livres, mais c'est tellement encombrant! 
Pourtant, je n'ai aucune distraction ici, où il n'y a 
ni journaux, ni bibliothèques et où Ton vit comme 
des sauvages. 

Ecrivez cependant à la librairie Hachette, je crois, 
et demandez quelle est la plus récente édition du 
Dictionnaire de Commerce et de Navigation^ par 
Guillaumin. S'il y a une édition récente, d'après 
1880, vous pouvez me l'envoyer (il y a deux gros 
volumes, ça coûte cent francs, mais on peut avoir 
cela au rabais chez Sauton). S'il n'y a que de 
vieilles éditions, je n'en veux pas. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXVI 

Aden^ le i4 avril i885. 

Mes chers amis. 

Je reçois votre lettre du 17 mars, et je vois que 
vos affaires vont aussi bien que possible. 

Si vous vous plaignez du froid, je me plains de 
la chaleur, qui vient de commencer ici. On étouffe 
déjà, et il y en a encore pour jusqu'à la fin de 
septembre. 



LBTTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l8l 

Je soufiFre d'une fièvre gastrique. Je ne puis rien 
digérer. Mon estomac est devenu très faible, et il 
me rend très malheureux tout Tété. Je ne sais pas 
comment je vais passer cet été; je crains fort d'être 
forcé de quitter Tendroit, ma santé est très déla- 
brée. Une année ici en vaut cinq ailleurs. En 
Afrique, au contraire, au Harar et en Abyssinie, 
il fait très bon, et je m'y plairais beaucoup mieux 
qu'en Europe; mais, depuis que les Anglais sont 
sur la côte, le commerce de tous ces côtés est ruiné 
entièrement. 

J'ai toujours les mêmes appointements et tant 
pour cent sur les achats : je n'en dépense pas un 
sou pour moi. L'argent que je touche, je l'aurais 
intact à la fin de l'année, si je n'avais occasion de 
rendre quelques petits services (i), ce qui même me 
mange pas mal de cet argent. En dehors de mes 
appointements, on paie, pour moi, les frais de 
nourriture et de logement, chevaux, voitures, frais 
de voyage, etc. Tout est très cher. Je ne bois que 
de l'eau absolument, et il m'en faut pour quinze 
francs par mois ! Je ne fume jamais; je m'habille 
en toile de coton : mes frais de toilette ne font pas 

(]) Voir, au sujet de ces services, la lettre de M. Bardey citée à 
la page i8a de la Vie de Jean-Arthur Rimbaud, 

12 



l82 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



5o francs par an. C'est horriblement mal qu'on vit 
ici, pour très cher. Toutes les nuits de Tannée, on 
dort en plein air, et cependant mon logement coûte 
4o francs par mois ! — Ainsi de suite. Bref, on 
mène ici l'existence la plus atroce du monde; et, 
certainement, je ne resterai pas l'an prochain. Vous 
ne voudriez, pour rien au monde, vivre de la vie 
que je mène ici ! 

On ne reçoit aucuns journaux, il n'y a point de 
de bibliothèque. En fait d'européens, il n'y a que 
quelques employés de commerce idiots, qui man- 
gent leurs appointements au billard et quittent en- 
suite l'endroit en le maudissant. 

Le commerce de ces pays était bon, il n'y a encore 
que quelques années. Le principal de ce commerce 
est le café, dit moka: tout le moka sort d'ici depuis 
que Moka est désert. Il y a, ensuite, une foule d'arti- 
cles, cuirs secs, ivoire, plumes, gommes, encens, etc., 
etc., etc. «Et l'importation aussi est très variée. Nous, 
à Aden, nous faisons surtout le café, et je suis chargé 
des achats et des expéditions. J'ai acheté pour 
1 100 mille francs en six mois ; mais les mokas sont 
m3rts en France, ce commerce tombe tous les jours, 
les bénéfices couvrent à peine les frais, toujours 

fort élevés. 

9 



LETTRES DE JEAN-ARTMUR RIMBAUD l83 

Les affaires sont devenues très difficiles, et je vis 
aussi simplement que possible, pour tâcher de sor- 
tir de ces parages avec quelque chose. Tous les jours, 
Je suis occupé de 7 heures à 5 heures, et je n^ai 
jamais unjour de repos. Quand cette vie finira-t-elle? 

Qui sait ? On nous bombardera peut-être pro- 
chainement. Les Anglais se sont mis toute l'Europe 
à dos. 

La guerre est commencée en Afghanistan, et les 
Anglais ne finiront qu'en cédant provisoirement à 
la Russie; et la Russie, après quelques années, 
reviendra à la charge sur eux. 

Au Soudan, l'expédition de Kartoum a battu en 
retraite ; et, comme je connais ces climats, elle doit 
être fondue aux deux tiers . Du côté de Souakim, 
je crois que les Anglais ne s'avanceront pas pour le 
moment, avant de savoir comment tourneront les 
affaires de l'Inde. D'ailleurs, ces déserts sontinfran- 
chissables, de mai à septembre, pour des armées à 
grand train. 

A Obock, la petite administration française 
s'occupe àbanqueteret àlicher les fonds du gouver- 
nement, qui ne feront jamais rendre un sou à cette 
affreuse colonie, colonisée jusqu'ici par une dizaine 
de flibustiers seulement. 



l84 LETTBES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Les Italiens sont venus se fourrer à Massaouah, 
personne ne sait comment. II est probable qu'ils 
auront à l'évacuer, l'Angleterre ne pouvant plus rien 
faire pour eux. 

A Aden, en prévision de guerres, on refait 
tout le système des fortifications. Ça me ferait plai- 
sir de voir réduire cet endroit en poudre, — mais 
pas quand j'y suis! 

D'ailleurs, j'espère bien n'avoir plus guère démon 
existence à dépenser dans ce sale lieu. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

— L'appareil photographique ? A mon grand 
regret je l'ai revendu, mais saûs perte. 

LXVII 

Aden^ 26 mai i885. 

Chers amis, 

Je vais bien, tout de même, et je vous souhaite 
beaucoup mieux. 

Nous sommes dans nos étuves printanières. Les 
peaux ruissellent, les estomacs s'aigrissent, les cer- 
velles se troublent, les affaires sont infectes, les 
nouvelles sont mauvaises. 



i 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD l85 



Quoiqu'on n'en ait dit dernièrement, on craint 
toujours fort que la guerre russo-anglaise ne se dé- 
clare prochainement. Les Anglaiscontinuent d'armer 
dans l'Inde, et, en Europe, ils cherchent à se récon- 
cilier les Turcs. 

La guerre du Soudan s'est terminée honteuse- 
ment pour nos Anglais. Ils abandonnent tout, pour 
concentrer leurs efforts sur TEgypte propre. Il y 
aura probablement, après, des histoires au sujet du 
Canal. 

La pauvre France est dans une situation tout 
aussi ridicule auTonkîn, où il est fort possible que, 
malgré les promesses de paix, les Chinois flanquent 
à la mer le restant des troupes. Et la guerre de 
Madagascar semble abandonnée. 

Il se pourrait bien que je ne finisse pasmon enga- 
gement pour jusqu'à fin i885. Les affaires sont 
devenues tellement mesquines, qu'il vaudrait mieux 
les abandonner. Oùirais-je,dansce cas? Je ne sais. 
Peut-être à Bombay, où l'argent rapporte 6 o/o. 
J'aurais alors de quoi vivre, en attendant de nou- 
veaux emplois. Enfin, nous verrons d'ici à la fin de 
l'année. 

En attendant de vos nouvelles. 

RIMBAUD 



l86 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXVIII 

Aden, le 28 septembre i885. 

Mes chers amis, 

Je reçois votre lettre de fin août. 

Je n^écrivais pas, parce que je ne savais si je 
resterais ici. Cela va se décider à la fin de ce mois : 
comme vous le voyez par le contrat ci-joint, trois 
mois avant l'expiration duquel je dois prévenir. Je 
vous envoie ce contrat, pour que vous puissiez le 
présenter, en cas de réclamations militaires. Si je 
reste, mon nouveau contrat prendra du i®' octobre. 
Je ferai peut-être encore un contrat de six mois ; 
mais l'été prochain, je ne le passerai plus à Aden, 
je l'espère. L'été finit vers le i5 octobre. Vous ne 
vous figurez pas du tout l'endroit. Il n'y a aucun 
arbre, même desséché, aucun brin d'herbe, aucune 
parcelle de terre, pas une goutte d'eau douce. Aden 
est un cratère de volcan éteint et comblé au fond 
par le sable de la mer. On n'y voit et on n'y tou- 
che donc absolument que des laves et du sable qui 
ne peuvent produire le plus mince végétal. Les envi- 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 1 87 

rons sont un désert de sable absolument aride. Ici, 
les parois du cratère empêchent l'air d'entrer, et 
nous rôtissons au fond de ce trou comme dans un 
four à chaux. Il faut être bien victime de la fata- 
lité pour s'employer dans] des enfers pareils ! On 
n'a aucune société, que les bédouins du lieu ; et Ton 
devient, par conséquent, un imbécile total, en peu 
d'années. Enfin 1 il me suffirait de ramasser une 
somme raisonnable pour vivre, et je me livrerais 
alors à des occupations intelligentes. 

Malheureusement, le change de la roupie en francs 
baisse tous les jours à Bombay. La roupie se comp- 
tait autrefois 2 francs 10 centimes dans le com- 
merce ; elle n'a plus, à présent, que i fr. 90 de 
valeur 1 Elle est tombée à ce point en trois mois. 
Si la convention monétaire latine est re-signée, la 
roupie remontera peut-être jusqu'à 2 francs. 

Du reste, l'argent se déprécie partout. Tout cela 
est abominable, des pays afiFreux et des affaires 
déplorables ; ça empoisonne l'existence. Et voir son 
capital diminuer de valeur : comme c'est agréable, 
après cinq ans de travail ! 

L'Inde estplus intéressante que l'Arabie. Je pour- 
rais aussi aller au Tonkin : il doit bien y avoir quel- 
que chose à faire là, à présent. Et s'il n'y avait 



l88 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



riea là, on pourrait pousser jusqu'au canal de 
Panama, qui est loin encore de finir. 

Enfin, je verrai. 

Si je fais un nouveau contrat, je vous renverrai. 
Renvoyez-moi Tautre, quand vous n'en aurez plus 
besoin. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXIX (i) 

Aden, le 22 octobre i885. 

Chers amis, 

Quand vous recevrez ceci, je me trouverai pro- 
bablement à Tadjourah, sur la côte du Dankali 
annexée à la colonie d'Obock. 

J'ai quitté mon emploi d'Aden, après une violente 



( I ) Pour, sans doute, excuser une entreprise pécuniairement ha- 
sardeuse et qui deyait, de fait, être désastreuse (afiaireLabatut : voir 
la Vie de Jean-Arthur Rimbaud, pages 187 et suivantes), cette lettre 
est injuste, surtout envers M. Alfred Bardey, qui fut l'ami de Rim- 
baud et demeure un gardien pieux de sa knémoire. Est-ce parce que 
M. Bardey le dissuadait de ladite entreprise, que Rimbaud semble si 
en colère ? Genus irr Habile vatum, toujours. 

Quant aux livres perdus, auxquels Rimbaud fait allusion par ces 
mots : m ils ont toujours cherché à me faire perdre quelque chose », 
on a reconnu ensuite que ces livres avaient été mal ou non envoyés 



LETTRES DÉ JEAN-ÀRTHUR RIMBAUD iSq 



discussion avec ces ignobles pignoufs qui préten- 
daient m^abrutir à perpétuité. J'ai rendu beaucoup 
de services à ces gens ; et ils s'imaginaient que 
j'allais, pour leur plaire, rester avec eux toute ma 
vie. Ils ont tout fait pour me retenir; mais je les ai 
envoyés au diable, avec leurs avantages, et leur 
commerce, et leur affreuse maison, et leuç sale 
ville ! Sans compter qu'ils m'ont toujours suscité 
des ennuis et qu'ils ont toujours cherché à me faire 
perdre quelque chose. Enfin, qu'ils aillent au dia- 
ble 1... Ils m'ont donné d'excellents certificats pour 
les cinq années. 

Il me vient quelques milliers de fusils d'Europe. 
Je vais former une caravane, et porter cette mar- 
chandise à Ménélick, roi du Choa. 

La route pour le Choa est très longue : deux 
mois de marche presque jusqu'à Ankober, la capi- 
tale, et les pays qu'on traverse jusque là sont 
d'aflFreux déserts. Mais là-haut, en Abyssinie, le 
climat est délicieux, la population est chrétienne et 
hospitalière, la vie est presque pour rien. Il n'y a 
là que quelques européens, une dizaine en tout, et 
leur occupation est le commerce des armes que le 
roi achète à bon prix. S'il ne m'arrive pas d'acci- 
dents, je compte y arriver, être payé de suite et 

12. 



IQO LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



redescendre avec un bénéfice de 26 à 3o mille 
francs réalisé en moins d'un an. 

L'affaire réussissant, vous me verriez en France, 
vers Tautomne de 1886, où j'achèterais moi-même 
de nouvelles marchandises. J'espère que ça tour- 
nera bien. Espérez-le aussi pour moi; j'en ai bien 
besoin. 

Si je pouvais, après trois ou quatre ans, ajouter 
une centaine de mille francs à ce que j'ai déjà, je 
quitterais avec bonheur ces malheureux pays. 

Je vous ai envoyé mon contrat, par Tavant-der- 
nière malle, pour en exciper par devers l'autorité 
militaire. J'espère que désormais ce sera en règle. 
Avec tout cela, vous n'avez jamais pu m'apprendre 
quelle sorte de service j'ai à faire ; de sorte que, si 
je me présente à un consul pour quelque certificat, 
je suis incapable de le renseigner sur ma situation, 
ne la connaissant pas moi-même. C'est ridicule! 

Ne m'écrivez plus à la boîte Bardey; ces ani- 
maux couperaient ma correspondance. Pendant 
encore trois mois, ou au moins deux et demi, après 
la date de cette lettre, c'est-à-dire jusqu'à fin i885 
(y compris les 1 5 jours de Marseille ici), vous pou- 
vez m'écrire à l'adresse ci-dessous; 



LETTRES DK JEAN-ARTHUR RIMBAUD IQI 



Monsieur Arthur Rimbaud, 
à Tadjourah, 
Colonie française d'Obock. 

Bonne santé, bonne année, repos et prospérité. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXX 

Aden, le i8 novembre i885. 

Mes chers amis, 

J*ai bien reçu votre dernière lettre datée du 22 
octobre. 

Je vous ai déjà annoncé que je partais d'Aden 
pour le royaume du Choa. Mes affaires se trouvent 
retardées d'une façon inattendue. Je crois que je 
ne pourrai partir d'ici qu'à la fin de ce mois. 
Je crains donc que vous ne m'ayez déjà écrit à 
Tadjourah. A ce sujet, je change d'avis. Ecrivez- 
moi seulement à l'adresse suivante: 

Monsieur Arthur Rimbaud, 

Hôtel de l'Univers, 
à Aden. 

De là, on me fera suivre, en tout cas ; et cela 



192 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



vaudra mieux, car je crois que le service postal 
d'Obock à Tadjourah n'est pas bien org-anisé. 

Je suis heureux de quittercet affreux trou d'Aden 
où. j*ai tant peiné. Il est vrai aussi que je vais faire 
une route terrible. De Tadjourah au Choa, il y a 
une cinquantaine de jours de marche à cheval, 
par des déserts brûlants. Mais, en Abyssinie, le 
climat est délicieux : il ne fait ni chaud ni froid, la 
population est chrétienne et hospitalière. On mène 
une vie facile. C'est un lieu de repos très agréable 
pour ceux qui se sont abrutis quelques années sur 
les rivages incandescents de la Mer Rouge. 

Maintenant que cette affaire est en train, je ne 
puis reculer. Je ne me diissimule pas les dangers, 
je n'ignore pas les fatigues de ces expéditions ; mais, 
par mes séjours au Harar, je connais déjà les mar 
nières et les mœurs de ces contrées. Quoi qu'il en 
soit, j'espère bien que cette affaire réussira. Je 
compte, à peu près, que ma caravane'pourrase lever 
de Tadjourah vers le i5 janvier 1886; et j'arriverai 
vers le 1 5 mars au Choa. C'est alors la fête de Pâques 
chez les Abyssins. 

Si le roi me paie sans retard, je descendrai 
aussitôt vers la côte avec environ 25 mille francs de 
bénéfice. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD IQS 



Alors, je rentrerai en France pour faire des achats 
de marchandises moi-même, — si je vois que ces 
affaires sont bonnes. De sorte que vous pourriez 
bien recevoir ma visite vers la fin de Tété 1886. 
Je souhaite fort que ça tourne comme cela ; sou- 
haitez-le-moi de même. 

A présent, il faut que vous me cherchiez quelque 
chose dont je ne puis me passer, et que je ne trou- 
verais jamais ici. 

Ecrivez à M. le Directeur de la Librairie des 
Langues OrientaleSj à Paris : 

« Monsieur, 

« Je vous prie d'expédier contre remboursement, 
« à l'adresse ci-dessous, le Dictionnaire de la lan- 
« ffue amhara (avec la prononciation en caractères 
<( latins), par M. d'Abbadie, de l'Institut. 

« Agréez, monsieur, mes salutations empressées. 

« RIMBAUD, à Roche, canton 
« d'Attigny (Ardennes). » 

Payez pour moi ce que cela coûtera, une ving- 
taine de francs, />/«£ ou moins. Je ne puis me passer 
de Touvrage pour apprendre la langue du pays où 
je vais et où personne ne sait une langue euro- 



LETTRES DE JEAN-ART&UR RIMBAUD 



péenne, car il n'y a là, jusqu'à présent, presque 
point d'européens. 

Expédiez-moi l'ouvrage dit à l'adresse suivante : 
M, Arthur Rimbaud^ hôtel de VUnioerSy à Aden, 

Achetez-moi cela le plus tôt possible, car j'ai 
besoin d'étudier cette langue avant d'être en route. 
D'Aden on me réexpédiera à Tadjourah, où j'aurai 
toujours à séjourner un mois ou deux pour trouver 
des chameaux, mulets, guides, etc., etc. 

Je ne compte guère pouvoir me mettre en route 
avant le i5 janvier 1886. 

Faites ce qui est nécessaire, au sujet de cette 
affaire du service militaire. Je voudrais être en 
règle pour quand je rentrerai en France, l'an pro- 
chain. 

Je vous écrirai encore plusieurs fois, avant d'être 
en route, comme je vous l'explique. 

Donc, au revoir, et tout à vous, 

RIMBAUD 

LXXI 

Tadjourah, le 3 décembre i885. 

Mes chers amis, 
Je suis en train de former ma caravane pour le 
Choa. Ça ne va pas vite, comme c'est l'habitude ; 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD IqS 

mais^ enfin, je compte me lever vers la fin de jan- 
vier 1886. 

Je vais bien. — Envoyez-moi le dictionnaire 
demandé à l'adresse donnée, et, à cette même 
adresse, par la suite, toutes communications pour 
moi. De là on me fera suivre. 

Ce Tadjourah-ci est annexé depuis un an à la 
colonie française d'Obock. C'est un petit village 
Dankali avec quelques mosquées et quelques pal- 
miers. Il y a un fort, construit jadis par les Égyp- 
tiens et où dorment à présent six soldats français 
sous les ordres d'un sergent commandant le poste. 
On a laissé au pays son petit sultan et son adminis- 
tration indigène. C'est un protectorat. Le commerce 
du lieu est le trafic des esclaves. 

D'ici partent les caravanes des européens pour 
le Choa, très peu de chose; et on ne passe qu'avec 
de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces 
côtes étant devenus les ennemis des européens, de- 
puis que l'amiral anglais Hewest a fait signer àl'em- 
pereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite 
des esclaves, le seul commerce indigène un peu 
florissant. Sous le protectorat français, on ne cher- 
che pas à gêner la traite. 

N'allez pas croire que je sois devenu marchand 



igG LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



d'esclaves. Les marchandises que nous importons 
sont des fusils (vieux fusils à piston réformés de- 
puis 4o ans) qui valent chez les marchands de vieil- 
les armes, à Liège ou en France, 7 ou 8 francs la 
pièce. Au roi du Choa, Ménélick II, on les vend une 
quarantaine de francs ; mais il y a dessus des frais 
énormes, sans parler des dangers de la route, aller 
et retour. Les gens de cette route sont les Dankalis, 
pasteurs bédouins et musulmans fanatiques : ils sont 
à craindre. Il est vrai que nous marchons avec des 
armes à feu et les bédouins n'ont que des lances. 
Toutes les caravanes cependant sont attaquées. 

Une fois la rivière Haw^ache passée, on entre dans 
les domaines du puissant roi Ménélik! Là, ce sont 
des agriculteurs chrétiens; le pays est très élevé, 
jusqu'à 3ooo mètres au-dessus de la mer; le climat 
est excellent, la vie est absolument pour rien ; tous 
les produits de l'Europe poussent; on est bien vu 
de la population. Il y pleut six mois de Tannée, 
comme au Harar qui est un des contreforts de ce 
grand massif éthiopien. 

Je vous souhaite bonne santé et prospérité pour 
l'année 1886. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD I97 



LXXII 

Tadjourah, le lo décembre x885. 

Mes chers amis, 

Je me trouve relardé ici jusqu'à fin janvier 1886; 
et même, probablement, j'y passerai la moitié du 
mois de février. 

Je vous rappelle le Dictionnaire amhara par 
M. d'Abbadie, que vous avez dû déjà demander. Je 
ne puis m'en passer pour l'étude de la langue. Je 
crains seulement, en y pensant, que le poids de ce 
volume n'excède le maximum des colis postaux. S'il 
en était ainsi, adressez-le comme suit : 

MM. Ulysse Pila et C^^, à Marseille, 

avec une lettre priant ces messieurs de faire parve- 
nir ledit colis, par les Messageries maritimes, à 

MM, Bardey^ négociants d Aden. 

Ces derniers, avec lesquels je me suis remis en par- 
tant, me feront parvenir le colis à Tadjourah. Dans 
la lettre, vous prierez MM. Ulysse Pila et C'® de 
vous dire le fret et les frais payés par eux à Mar- 
seille pour la transmission dudit colis à Aden, et 
vous les leur rembourserez par la post^. 






198 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Ne me faites pas égarer ce colis comjne, l'autre 
fois, la caisse de livres. Si vous l'avez envoyé par la 
poste, il me parviendra toujours; s'il était trop vo- 
lumineux pour la poste, je suppose que vous ne 
l'aurez pas envoyé par le chemin de fer à Marseille 
sans destinataire. Il faut quelqu'un pour embar- 
quer ladite marchandise à Marseille et en payer 
le fret sur le vapeur des Messageries maritimes, ou 
bien elle reste en souffrance. 

J'espère, toutefois, que vous aurez pu l'envoyer 
par la poste. Dans le cas contraire, je vous indique 
ce qu'il y a à faire. Je désirerais bien cependant ne 
pas me mettre en route, fin janvier, sans ce livre; 
car, sans lui, je ne pourrais étudier la langue. 

On est en hiver, c'est-à-dire on n'a pas plus de 3o 
degrés; et Tété reprend dans 3 mqis. 

Je ne vous répète pas ce que je vous expliquais 
de mes affaires dans mes dernières lettres. Comme 
je me suis arrangé, je compte, en tous cas, ne rien 
perdre ; et j'espère bien gagner quelque chose, et, 
comme je vous le disais, je compte vous voir eu 
France l'automne prochain, avant l'hiver 1886-87, 
en bonne santé et prospérité. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD IQQ 

— Les postes étant encore trop mal organisées 
dans la colonie française d'Obock pour me faire 
adresser les lettres ici, envoyez-les toujours à Aden 
à l'adresse ci-dessus. 



LXXIII 

Tadjourah, a janvier 1886. 

Chers amis. 

J'ai reçu votre lettre du 2 décembre. 

Je suis toujours à Tadjourah et y serai certes 
encore plusieurs mois; mes affaires vont bien dou- 
cement, mais j'espère que cela marchera bien tout 
de même. Il faut une patience surhumaine dans 
ces contrées. 

Je n'ai pas reçu la lettre que vous dites m'avoir 
adressée à Tadjourah, via Obock. Le service est 
encore très mal organisé dans cette sale colonie. 

J'attends toujours le livre demandé. Je vous 
souhaite une bonne année, exempte des soucis qui 
me tourmentent. 

Voici que mon départ se trouve encore passa- 
blement retardé ; tellement, que je doute pouvoir 



200 LBTTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



arriver en France pour cet automne, et il me serait 
dangereux d y rentrer tout d*un coup en hiver. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXIV 

Tad j ourah , 6 j anvier 1 886 . 

Chers amis, 

Je reçois aujourd'hui votre lettre du 12 décem- 
bre i885. 

Ecrivez-moi tout le temps comme cela : on me 
fera toujours suivre ma correspondance, où que je 
sois. Du reste, ça va très mal : la route de Tinté- 
rieur semble devenir impraticable. Il est bien vrai 
que je m'expose à beaucoup de dangers et, surtout, 
à des désagréments indescriptibles. Mais il s'agit 
de gagner une trentaine de mille francs d'ici à la 
fin de Tannée, et, autrement, je ne les gagnerais 
pas en trois ans. D'ailleurs, je me suis ménagé la 
possibilité de rentrer dans mon capital, à n'importe 
quel moment; et, si les épreuves surpassent ma 
patience , je me ferai rembourser ce capital et je 
retournerai chercher un travail à Aden ou ailleurs. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 201 

A Adenje trouverai toujours quelque chose à faire. 

Ceux qui répètent à chaque instant que la vie 
est dure devraient venir passer quelque temps par 
ici, pour apprendre la philosophie 1 

A Tadjourah, on n^entretient qu'un poste de six 
soldats et un sergent français. On les relève tous 
les trois mois , pour les expédier , en congé de 
convalescence, vers la France. Aucun poste n'a pu 
passer trois mois sans être entièrement pris par les 
fièvres. Or, c'est la saison des fièvres dans un ou 
deux mois, et je compte bien y passer. 

Enfin, rhomme compte passer les trois quarts 
de sa vie à souffrir pour se reposer le quatrième 
quart; et, le plus souvent, il crève de misère sans 
plus savoir où il en est de son plan i 

Vous m'embarrassez en vous embarrassant. Le 
reçu de ce livre va être à présent fort retardé ! 
C'est bien ce qui est indiqué : 

« D'Abbadie. — Dictionnaire de la langue 
amarinna^ i vol. in-8. » 

Envoyez-le, sans plus de retard, à mon adresse 
ordinaire : hôtel de T Univers, à Aden, si la poste 
veut bien le prendre; et, dans le cas contraire, s'il 
faut l'envoyer par chemin de fer, expédiez, comme 
je vous l'ai indi que, à 



202 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

MM. Ulysse Pila et Q^ , à Marseille^ 

pour 
MM. BardeyfrèreSy à Aden. 

Ceux-ci feront suivre à Tadjourah. 

Je ne trouve pas un timbre dans cet horrible 
pays; je vous envoie ceci non affranchi, excusez- 
moi. 

RIMBAUD 

LXXV 

Tadjourah, 3i janvier 1886. 

Chers amis, 

Je n'ai rien reçu de vous depuis la lettre où vous 
m'envoyiez le titre de l'ouvrage que je réclamais, 
en me demandant si c'était cela. Je vous ai répon- 
du affirmativement, dans les premiers jours de 
janvier, et je répète, dans le cas où cela ne vous 
serait pas parvenu : 

« Dictionnaire de la langue amarinna, par 
d'Abbadie. » 

Mais je suppsse que l'ouvrage est déjà en route; 
et il me parviendra, car, du train que les choses 
marchent, je vois que je serai ici encore fin mars. 



LETTAES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD ao3 

Mes marchandîsessont arrivées; mais les chameaux 
ne se trouvent pas pour ma caravane, et il faudra 
attendre longtemps encore, peut-être même jusqu'à 
mai, avant de me lever de la côte. 

Ensuite, le voyage aller durera deux mois, soit 
l'arrivée au Choa fin juîn environ; même dans les 
conditions les plus avantageuses^ je ne serai pas de 
retour à Aden avant tout à fait la fin de i8S6 ou le 
commencement de 87; de sorte que, si j'ai à aller 
en Europe, ce ne sera qu'au printemps de ce i887. 
La moindre entreprise en Afrique est sujette à des 
contre-temps insensés et requiert une patience 
extraordinaire. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXVI 

Tadjourah, 28 février 1886. 

Mes chers amis^ 

Cette fois, il y a deux mois presque que je suis 
sans vos nouvelles. 

Je suis toujours ici, avec la perspective d'y rester 
encore trois mois. C'est fort désagréable; mais cela 



204 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



finira cependant par finir, et je me mettrai en route 
pour arriver, je l'espère, sani^encombre. 

Toute ma marchandise est débarquée, et j'at^ 
tends le départ d'une grande caravane pour m y 
joindre. 

Je crains que vous n'ayez pas rempli les forma- 
lités pour l'envoi du dictionnaire amhara : il ne 
m'est riçn arrivé jusqu'à présent. Mais, peut-être, 
est-ce à Ad en; car il y a six mois que je vous ai 
écrit, à propos de ce livre, pour la première fois, 
et vous voyez comme vous avez le talent de me faire 
parvenir avec précision les choses dont j'ai besoin : 
six mois pour recevoir un livre 1 

Dans un mois, ou six semaines, Tété va recom- 
mencer sur ces côtes maudites. J'espère ne pas en 
passer une grande partie ici et me réfugier, dans 
quelques mois, parmi les monts de l'Abyssinie, qui 
est la Suisse africaine, sans hivers et sans étés : 
printemps et verdure perpétuelle, et l'existence gra- 
tuite et libre ! 

Je compte toujours redescendre, fin 1886 ou 
commencement 1887. 
Bien à vous, 



RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 205 



LXXVII 

Tadjourah, 8/3 1886. 

Chers amis, 

J'attends toujours ledit volume. Je trouve que le 
retard s'accentue trop. D'ailleurs, je ne pars pas 
avant mai. 

Ecrivez-moi toujours à l'adresse ci-dessous. 

Voici deux mois, sans nouvelles de vous I 

RIMBAUD, 

Hôtel de TUnivers, à Aden. 

LXXVIII 

Aden, le 21 mai 1886. 

Chers amis, 
Je trouve à Aden, où je suis venu passer quelques 
jours, le livre que vous m'avez envoyé. 

Je crois que, définitivement, je partirai fin juillet. 
Je vais toujours bien. Les affaires ne vont ni 
mieux ni plus mal. 

Envoyez vos lettres dans de grandes enveloppes. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

13 



ao6 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXXIX 

Tadjourah, g juillet 1886. 

Ghers amis, 

Je reçois seulement votre lettre du 28 mai. Je 
ne comprends rien du tout au service postal de 
cette maudite colonie. 

J'écris régulièrement. 

Il y a eu des incidents désagréables ici, mais pas 
de massacres sur la côte. Une caravane a bien été 
attaquée, en route ; mais c'est parce qu'elle était 
mal gardée. 

Mes afiFaires sur la côte ne sont pas encore réglées ; 
je compte pourtant que je serai en route en septem- 
bre, sans rémission. 

Le dictionnaire m'est arrivé depuis longtemps. 

Je me porte bien,, aussi bien qu'on peut se por- 
ter, en été, avec 5o et 55 degrés centigrade à 
l'ombre. 

Bien à vous, 

RIMBAUD 



I»»^. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 207 



LXXX 

Tadjourah, i5 septembre 1886. 

Mes chers amis, 

II y a très longtemps que je ne reçois rien de 
vous. 

Je compte définitivement partir pour le Choa, fin 
septembre. 

J'ai été retardé très longtemps ici, parce que mon 
associé est tombé malade et est rentré en France 
d'où on m'écrit qu'il est près de mourir. 

J'ai une procuration pour toutes ses marchan- 
dises ; de sorte que je suis obligé de partir quand 
même ; et je partirai seul, Soleillet (l'autre caravane 
à laquelle je devais me joindre) étant mort égale- 
ment. 

Mon voyage durera au moins un an. 

Je vous écrirai au dernier moment. Je me porle 
très bien. 

Bonne santé et bon temps. 

Adresse : Arthur Rimbaud, 
Hôtel de l'Univers, 
Aden . 



208 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



LXXXI 

— Abyssînîe du Sud — 
Antotto (Ghoa), le 7 avril 1887. 

Mes chers amis, 

Je me trouve en bonne santé ; mes affaires d'ici 
ne finiront pas avant la fin de Tannée. Si vous 
avez à m'écrire, adressez ainsi : 

Monsieur Arthur Rimbaud, 
Hôtel de l'Univers, à Aden. 

De là, les choses me parviendront comme elles 
pourront. J^espère être de retour à Aden vers le 
mois d'octobre ; mais, les choses sont très longues 
dans ces sales pays, qui sait ? 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXXII 

Le Caire, 28 août 1887. 

Mes chers amis, 
Mon voyage en Abyssinie s'est terminé. 
Je vous ai déjà expliqué (i) comme quoi, mon 

(i) La lettre manque, à laquelle il est ici fait allusion ; elle a dû se 
perdre en route. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 20g 

associé étant mort, j'ai eu de grandes difficultés 
au Choa, à propos de sa. succession. On m'a fait 
payer deux fois les dettes et j'ai eu une peine ter- 
rible à sauver ce que j'avais mis dans l'afifaire (i). 
Si mon associé n'était pas mort, j'aurais gagné une 
trentaine de mille francs; tandis que je me retrouve 
avec le petit capital que j'avais, après m'être fatigué 
d'une manière horrible pendant près de deux ans. 
Je n'ai pas de chance! 

Je suis venu en Egypte parce que les chaleurs 
étaient épouvantables, cette année, dans la Mer 
Rouge : tout le temps 5o à 60 degrés ; et, me trou- 
vant très affaibli, après sept années de fatigues 
qu'on ne peut s'imaginer et de privations les plus 
abominables, j'ai pensé que deux ou trois mois ici 
me remettraient; mais c'est encore des frais, car 
je ne fais rien et la vie est à l'européenne et assez 
chère. 

Je me trouve tourmenté ces jours-ci par un rhu- 
matisme dans les reins, qui me fait damner; j'en ai 



(i)Il s'agit de l'affaire Labatut. Voir, pour plus de renseignements, 
une lettre à M. Bardey publiée dans /a Vie de Jean-Arthur Rimbaud, 
pages 191 à 198. Ajoutons que non seulement Rimbaud consentit à 
payer deux fois les dettes personnelles de son associé, mais encore 
qu'il vint en aide à un enfant de Labatut, que la mort de celui-ci 
laissait dans le dénûment. 

13. 



210 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

un autre dans la cuisse gauche qui me paralyse de 
temps à autre, une douleur articulaire dans le genou 
gauche, un rhumatisme (déjà ancien) dans l'épaule 
droite; j'ai les cheveux absolument gris. Je me 
figure que mon existence périclite. 

Figurez-vous comment on doit se porter, après 
des exploits du genre des suivants : traversées de 
mer en barque et voyages de terre à cheval, sans 
vêtements, sans vivres, sans eau, etc., etc... 

Je suis excessivement fatigué. Je m'ennuie à 
mort. Je n'ai rien à faire à présent. J'ai peur de 
perdre le peu que j'ai. Figurez-vous que je porte 
continuellement dans ma ceinture quarante et des 
mille francs d'or; ça pèse une vingtaine de kilos et 
ça me flanque la dyssenterie. 

Pourtant, je ne puis aller en Europe, pour bien 
des raisons. D'abord, je mourrais l'hiver; ensuite, 
je suis trop habitué à la vie errante, libre et gra- 
tuite; enfin, je n'ai pas de position. 

Je dois donc passer le reste de mes jours à errer 
dans les fatigues et les privations, avec l'unique 
perspective de mourir à la peine. 

Je ne resterai pas longtemps dans ces parages : 
je n'ai pas d'emploi. Par force, je devrai m'en 
retourner du côté du Soudan, de l'Abyssinie ou de 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 211 

I 

TArabie. Peut-être irai-je à Zanzibar^ d'où Ton 
peut faire de longs voyages en Afrique, et peut-être 
en Chine, au Japon, qui sait où? 

Envoyez-moi de vos nouvelles. Je vous souhaite 
paix et bonheur. 

Bien à vous, 

ARTHUR RIMBAUD, 

Poste restante^ au Caire (Egypte). 

LXXXIII 

Le Caire, 24 août 1887. 

Je suis toujours ici à ne rien faire. 

Le Caire est un endroit civilisé où on jouit d^une 
température douce et fraîche, une ville qui tient de 
Paris, de Nice et de TOrient et où Ton vit à Teuro- 
péenne. Je n'y compte pas rester plus d'un mois, 
quoique j'y puisse trouver quelque chose, car la 
vie d'ici m'ennuie et on reste trop sédentaire. D'un 
autre côté, je suis appelé à Zanzibar, où il y a des 
emplois ; en Afrique et à Madagascar, où l'on peut 
gagner de l'argent. 

25 août. 
Il arrive précisément que je dois prendre le 



212 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

bateau de Zanzibar vers le i5 septembre : on me 
donne des recommandations pour là-ba^. Au Caire 
on dépense trop, on s'ennuie; tandis qu'à Zan- 
zibar, on fait des voyages à l'intérieur où l'on vit 
pour rien, et on arrive à la fin de l'année avec ce 
que l'on a gagné intact. Ici le logement, la pen- 
sion et le vêtement (dans les déserts on ne s'habille 
pas) vous mangent tout. 

Je vais donc m'en aller à Zanzibar; et, là, 
j'aurai beaucoup d'occasions, sans me servir même 
des recommandations qu'on veut bien me donner 
pour ce Zanzibar. 

Je laisserai mon argent ici à la banque ; et; com- 
me il y a à Zanzibar des maisons faisant avec le 
Crédit Lyonnais, je toucherai toujours les intérêts. 
Je ne garderai avec moi que deux ou trois mille 
francs. Je ne puis plus transporter continuellement 
cet argent sur mon dos : c'est trop bête, trop fati- 
guant et trop dangereux.... (i) 
Bien à vous, 

RIMBAUD 



(i) Une partie de cette lettre, partie pleine de désespoir mais trop 
intime, a dû être supprimée. Disons que Rimbaud y mettait à Té- 
preuve Taffection de sa mère qui, dans un élan, fut malerntlle plei- 
nement. 



LETTRES DE JÊAN-ARTHUR RIMBAUD 21 3 



LXXXIV 

Aden^ le 8 octobre 1887. 

Chers amis, 

Je vous remercie bien. Je vois que je ne suis pas 
oublié. Soyez tranquilles. Si mes affaires ne sont 
pas brillantes pour le moment, du moins je ne perds 
rien; et j'espère bien qu'une période moins néfaste 
va s'ouvrir pour moi. 

Donc, depuis deux ans, mes affaires vont très mal, 
je me fatigue inutilement, j'ai beaucoup de peine à 
garder le peu que j'ai. Je voudrais bien en finir 
avec tous ces satanés pays ; mais on a toujours l'es- 
poir que les choses tourneront mieux, et l'on reste 
à perdre son temps au milieu des privations et des 
souffrances que vous autres ne pouvez vous ima- 
giner. 

Et puis, quoi faire en France? Il est bien certain 
que je ne puis plus vivre sédentairement ; et, sur • 
tout, j'ai grand'peur du froid, — puis^ enfin, je 
n'ai ni revenus suffisants, ni emploi, ni soutiens, ni 
connaissances, ni profession, ni ressources d'aucune 
sorte. Ce serait m'enterrer que de revenir. 



2l4 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Le dernier voyage que j'ai fait en Abyssinie, et 
qui avait mis ma santé fort bas, aurait pu me rap- 
porter une somme de trente mille francs ; mais, 
par la mort de mon associé et pour d'autres raisons, 
l'affaire a très mal tourné et j'en suis sorti plus pau- 
vre qu'avant. 

Je resterai un mois ici, avant de partir pour Zan- 
zibar. Je ne me décide pasgaîment pour cette direc- 
tion ; je n'en vois revenir les gens que dans un état 
déplorable, quoiqu'on me dise qu'on y trouve des 
choses à entreprendre. 

Avant de partir, ou même si je ne pars pas, je 
me déciderai peut-être à vous envoyer les fonds que 
j'ai laissés en dépôt en Egypte ; car, en définitive, 
avec les embarras de l'Egypte, le blocus du Sou- 
dan, le blocus de l'Abyssinie, et aussi pour d'autres 
raisons, je vois qu'il n'y a plus qu'à perdre en dé- 
tenant des fonds, peu ou fort considérables, dans 
ces régions désespérées. 

Vous pouvez donc m'écrire à Aden, à l'adresse 
suivante : 

Monsieur Arthur Rimbaud^ poste restante. 

Si je pars, je dirai là qu'on fasse suivre. 

— Vous devez me considérer comme un nouveau 



LETTRES DE JEAN-ARTïlUft RIMBAUD 2l5 

4 

Jerémie,avec mes lamentations perpétuelles ;.mais 
ma situation n'est vraiment pas gaie. 

Je vous souhaite le contraire, et suis votre aflFec- 
tionné 

RIMBAUD 

LXXXV 

Adèn, 5 novembre 1887. 

Mes chers amis, 

Je suis toujours dans l'expectative. J'attends des 
réponses de différents points, pour savoir où je de- 
vrai me porter. 

Il va peut-être y avoir quelque chose à faire à 
Massaouah, avec la guerre abyssine (i). Enfin, je ne 
serai pas longtemps à prendre une décision ou à 
trouver Temploi que j'espère ; et peut-être ne par- 
tirai-je ni pour Zanzibar, ni pour ailleurs. 

C'est l'hiver à présent, c'est-à-dire qu'on n'a guère 
plus de 3o degrés au-dessus de zéro, le jour, et, la 
nuit, 25. 

Ecrivez-moi de vos nouvelles. Que faites-vous ? 

(i) Il avait proposé au journal le Temps de suivre les opérations 
de Tannée italienne pour, sur ce propos, le fournir de nouvelles. Vie 
de Jean-Arthur Rimbaud ^ page ao3). 



f — 



216 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

Comment vous portez-vous ? Voilà longtemps que 
je n'ai rien reçu de vous. Ce n'est pas agréable 
d'être ainsi abandonné. 

Rassurez-vous sur mon compte : je me porte 
mieux, et je compte me relever de mes pertes; mes 
pertes, oui! puisque je viens de passer deux années 
sans rien gagner et que c'est perdre son argent 
que de perdre son temps. 

Dites-moi quel est le journal le plus important 
desArdennes? 

Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXXVI 

Aden, 22 novembre 1887* 

Mes chers amis, 

J'espère que vous êtes en bonne santé et en paix ; 
et je suis en bonne santé aussi, mais pas précisé- 
ment en paix. Car je n'ai encore rien trouvé à 
faire, quoique je pense accrocher prochainement 
quelque chose. 

Je ne reçois plus de vos nouvelles, mais je suis 
rassuré à votre égard. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD ' 21 7 

Répondez-moi, s'il vous plaît, aux questions 
suivantes : 

Quel est le nom et Tadresse des députés des Ar- 
dennes? particulièrement celui de votre arrondis- 
sement ? 

Use pourrait que j'eusse à faire prochainement une 
demande à un ministère, pour quelque concession 
dans la colonie d'Obock, ou pour la permission d'y 
importer des armes à feu pourl'Abyssinie, ou quel- 
que chose de semblable, mais mieux ; je ferais 
appuyer ma demande par votre député. 

Enfin, où se placent les fonds pour rentes via- 
gères ? Est-ce au gouvernement ? Puis-je avoir 
une rente viagère à mon âge ? Quel intérêt aurais- 
je? 

Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXXVII 

Aden, i5 décembre 1887* 

Mes chers amis. 

J'ai reçu votre lettre du 20 novembre. Je vous 
remercie de penser à moi. 



2l8 LETTRES DE JEAN-AaTIIUl\ HIMBAUD 



Je vais assez bien ; mais je n'ai encore rien trouvé 
de bon à mettre en train. 

Je vous charge de me rendre un petit service qui 
ne vous compromettra en rien. C'est un essai que 
je voudrais faire, si je puis obtenir l'autorisation 
ministérielle et trouver ensuite des capitaux. 

Adressez la lettre ci-jointe au député de l'arron- 
dissement de Vouziers, en ajoutant son nom et le 
nom de l'arrondissement dans l'en-tête intérieur 
de la lettre. Cette lettre au député doit contenir la 
lettre au Ministre (i). A la fin de la lettre au Minis- 
tre, aux places laissées en blanc, ayez seulement le 
soin d'écrire le nom du député que je charge des 
démarches. Cela fait, vous expédiez le tout à l'a- 
dresse du député, ayant eu le soin de laisser ou verte 
l'enveloppe de la lettre au Ministre. 

Si c'était actuellement M. Corneau, marchand de 
fers, le député de Charleville, il vaudrait mieux 
peut-être que cela lui fût envoyé, s'agissant d'une 
entreprise métallurgique; et, alors, ce serait son 

(i) Rappelons que cette demande était pour obtenir l'autorisation 
de débarquer à Obock Toutillage et le matériel nécessaire à la fabri- 
cation d'armes de guerre. La réponse de M. Félix Faure, alors 
ministre des colonies, fut d'abord (le i8 janvier) non, ensuite (le a 
mai) oui; enfin (le i5 mai) il écrivait de suspendre provisoirement. 
Devant ces incertitudes, Rimbaud ne s'attarda pas davantage à 
cette affaire . 



LETTRES D£ JbAN-ARTHUIV RIMBAUD 2ig 



nom qui devrait figurer aux blancs de la lettre et à 
la fin de la demande au Ministère. Sinon, et comme 
je ne suis pas du tout au courant des cuisines poli- 
tiques actuelles, adressez-vous au plus tôt au 
député de votre arrondissement. Vous n'avez rien 
à faire que ce que je viens de vous dire ; et, par 
la suite, rien ne vous sera adressé, car vous voyez 
que je demande au Ministre de merépondre au dé- 
puté, et au député de me répondre ici, au Consulat. 

Je doute que cette démarche réussisse, à cause 
des conditions politiques actuelles sur cette côte 
d'Afrique ; mais enfin, cela, pour commencer, ne 
coûte que du papier. 

Ayez donc la bonté d'adresser au plus tôt, et sans 
aucune annotation, cette lettre à ce député (conte- 
nant la demande au Ministère). Uaffaire avancera 
toute seule, si elle doit avancer. 

J'adresse cela par votre entremise, parce que je 
ne connais pas l'adresse du député et que je ne 
veux pas écrire au Ministère sans joindre à ma 
requête une recommandation. J'espère que ce 
député fera quelque chose. 

Enfin, il n'y a qu'à attendre. Je vous dirai, par 
la suite, ce qu'on m'aura répondu, si l'on me 
répond: ce que j'espère. 



220 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

J'ai écrit la relation de mon voyage en Abyssi- 
nie, pour la Société de géographie. J'ai envoyé des 
articles au Temps y au Figaro ^ etc.. J'ai Tintention 
d'envoyer aussi au Courrier des Ardennes{i) quel- 
ques récits intéressants de mes voyages dans l'Afri- 
que orientale. Je crois que cela ne peut pas me faire 
du tort. 

Bien à vous. 

Répondez-moi à l'adresse suivante, exclusive- 
ipent : 

A.Rimbaud, poste restante à Aden-Camp, 
Arabie. 

LXXXVIII 

Aden, 25 janvier i888. 

Mes chers amis, 

J'ai reçu la lettre où vous m'annoncez l'expédi-» 
tion de mes tartines à l'adresse du Ministre. Je 
vous remercie. Nous allons voir ce qu'on répondra. 
Je compte peu sur le succès; mais enfin il se peut 

(i) Petit journal clérical auquel est aboonée M»** Rimbaud et dé- 
sig^aé sans doute par elle comme le plus important des Ardennes. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 221 

qu'on accorde cette autorisation, au moins après 
la guerre Italo-Abyssine, — qui n'a pas Pair de 
clore. 

D'ailleurs, l'autorisation accordée, les capitaux 
resteraient à trouver ; et cela ne se trouve pas dans 
le pas d'un cheval, ni même d'un âne. Vous pen- 
sez bien que ce ne sont pas mes quarante mille 
et quelques francs qui suffiraient à l'entreprise ; 
mais je pourrais avoir l'occasion de faire monnaie 
avec l'autorisation elle-même, si elle était accordée, 
et accordée en termes précis. Je suis déjà sûr du 
concours de quelques capitalistes, que ces affaires 
peuvent tenter. 

Enfin, ayez la bonté de m'avertir, s'il vous reve- 
nait quelque chose du fait de cette demande ; quoi- 
que j'aie dit au député de me répondre à mon nom, 
ici, au consulat de France. — Ne vous mêlez de 
l'affaire aucunement. Ça marchera tout seul ; ou ça 
ne marchera pas, ce qui est plus vraisemblable. 

Je ne me suis accroché encore à rien à Aden ; et 
Tété approche rapidement, me mettant dans la 
nécessité de rechercher un climat plus frais, car 
celui-ci m'épuise absolument, et j'en ai plus que 
mon compte. 

Les affaires de cette Mer Rouge sont bien chan- 



222 LETTRES DE JEAN-ARTFIUR RIMBAUD 



gées; elles ne sont plus ce qu'elles étaient il y a six 
ou sept ans. 

C'est l'invasion des européens, de tous les côtés, 
qui a fait cela: les Anglais en Egypte, les Italiens 
à Massaouah, les Français à Obock, les Anglais à 
Berbera, etc., etc. Et on dit que les Espagnols aussi 
vont occuper quelque port aux environs du détroit! 
Tous les gouvernements sont venus engloutir des 
millions (et même en somme quelques milliards) 
sur toutes ces côtes maudites, désolées, où les indi- 
gènes errent des mois sans vivres et sans eau, sous 
le climat le plus effroyable du globe; et tous ces 
millions qu'on a jetés dans le ventre des bédouins 
n'ont rien rapporté, que les guerres, les désastres 
de tous genres! Tout de même, j'y trouverai peut- 
être quelque chose à faire. 

Je vous souhaite bonne 88, dans tous ses détails. 
Bien à vous, 

RIMBAUD 

LXXXIX 

Aden, 4 avril i888. 

Mes chers amis, 
Je reçois votre lettre du 19 mars. 



Je suis de retour d'un voyage au Harar : six cents 
kilomètres, que j'ai faits en 1 1 jours de cheval. 

Je repars, dans trois ou quatre jours, pour Zeî- 
lah et Harar où je vais défînilivement me fixer. Je 
vais pour mon compte, avec association d'un nég;o- 
ciantd'Aden. 

11 y a longtemps que la réponse du Ministre m'est 
arrivée, — réponse négative, comme je le prévoyais. 
Rien àfaire de cette combinaison, pour le moment; 
c'est remis, et, d'ailleurs, j'ai trouvé autre chose. 

Je vais aller habiter l'Afrique de nouveau ; et on 
ne me verra pas de longtemps. Espérons que les 
affaires s'arrangeront au moins mal. 

A partir d' à-présent, écrivez-moi chez mon cor- 
respondant d'Aden; ou, préféra blement, écrivez 
directement à Zeilah, ce point faisant partie de 
l'Union postale. De là, oq me fera parvenir. Ren- 
seignez-vous pour l'atfranchissement. 
Bien à vous, 

A. RIMBAUD, 

à Zeilah, Mer Rouge, — vifl Adcn, — Possessiona 
Ad glaise». 



2a4 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XC 

Harar^ le i5 mai 1888. 

Mes chers amis, 

Je me trouve réinstallé ici, pour longtemps. 

J'établis un comptoir commercial français, sur 
le modèle de l'agence que je tenais dans le temps, 
avec, cependant, quelques améliorations et innova- 
tions. Je fais des affaires assez importantes, qui 
me laissent quelques bénéfices. 

Pourriez-vous me donner le nom des plus grands 
fabricants de drap de Sedan ou du département? 
Je voudrais leur demander de légères consignations 
de leurs étoffes: elles seraient de placement au 
Harar et en Abyssinie. 

Je me porte bien. J'ai beaucoup à faire, et je 
suis tout seul. Je suis au frais et content de me 
reposer, ou plutôt de me rafraîchir, après trois étés 
passés sur la côte. 

Portez-vous bien et prospérez. 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 22.5 



XCI 

Harar, 4 juillet 1888. 

Mes chers amis, 

Je me suis réinstallé ici pour longtemps, et j'y 
fais le commerce. Mon correspondant à Aden est 
M. Tian, installé là depuis vingt ans. 

Je vous ai déjà écrit de Harar une fois sans rece- 
voir de réponse. Vous avez tort de m'oublier ainsi. 
Ayez la bonté de m'envoyer de vos nouvelles. 

Je suis très occupé, très eniiuyé ; mais en bonne 
santé actuellement, depuis que j'ai quitté la Mer 
Rouge où j'espère ne pas descendre de longtemps. 

Ce pays-ci est à présent gouverné par TAbyssi- 
nie. On est en paix pour le moment. A la côte, à 
Zeilah, c'est T Angleterre qui gouverne. 

Ecrivez-moi donc, et croyez-moi votre dévoué 

RIMfiAUD, 

Harar (Afrique orientale)^ aux bons soins de M. Tian, 
négociant à Â.den. 



14. 



220 LETTRES DE JEAN-ARTIICI\ RIMBAUD 



XCII 

Harar, 4 août 1888. 

Mes chers amis, 

Je reçois votre lettre du 27 juin. Il ne faut pas 
vous étonnerdu retard des correspondances, ce point 
étant séparé de la côte par des déserts que les cour- 
riers mettent huit jours à franchir; puis, le service 
qui relie Zeilah à Aden est très irrégulier, la poste 
ne part d'Aden pour l'Europe qu'une fois par 
semaine et elle n'arrive à Marseille qu'en quinze 
jours. Pour écrire en Europe et recevoir réponse, 
cela prend au moins trois mois. Il est impossible 
d'écrire directement d'Europe au Harar, puisqu'au 
delà de Zeilah, qui est sous la protection anglaise, 
c'est le désert habité par des tribus errantes. Ici^ 
c'est la montagne, la suite des plateaux abyssins : 
la température ne s'y élève jamais à plus de 26 de- 
grés au-dessus de zéro, et elle ne descend jamais à 
moins de 5 degrés au-dessus de zéro. Donc pas de 
gelées, ni de sueurs . 

Nous sommes maintenant dans la saison des 
pluies. C'est assez triste. Le gouvernement est le 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 227 

gouvernement abyssin du roi Ménélick, c'est-à-dire 
un gouvernement négro-chrétien ; mais, somme 
toute, on est en paix et sûreté relatives, et, pour les 
affaires, elles vont tantôt bien, tantôt mal. On vit 
sans espoir de devenir tôt millionnaire. Enfin ! 
puisque c'est mon sort de vivre dans ces pays ainsi... 

Il y a à peine une vingtaine d'européens dans 
toute l'Abyssinie, y compris ces pays- ci. Or, vous 
voyez sur quels immenses espaces ils sont dissémi- 
nés. A Harar, c'est encore l'endroit où il y en a le 
plus : environ une dizaine. J'y suis le seul de natio- 
nalité française. Il y a aussi une mission catholique 
avec trois pères, dont l'un français comme moi, qui 
éduquent des négrillons. 

Je m'ennuie beaucoup, toujours; je n'ai même 
jamais connu personne qui s'ennuyât autant que 
moi. Et puis, n'est-ce pas misérable, cette existence 
sans famille, sans occupation intellectuelle, perdu 
au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le 
sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous 
mettent dans l'impossibilité de liquider des affaires 
à bref délai? Obligé de parler leurs baragouins, de 
manger de leurs sales mets, de subir nîille ennuis 
provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur 
stupidité I 



228 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Le plus triste n'est pas encore là. Il est dans la 
crainte de devenir peu à peu abruti soi-même, 
isolé qu'on est et éloigné de toute société intelli- 
gente. 

On importe des soieries, des cotonnades, destha- 
laris et quelques autres objets ; on exporte du café, 
des gommes, des parfums, de Tivoire, de Tor qui 
vient de très loin, etc., etc. Les affaires, quoique 
importantes, ne suffisent pas à mon activité et se 
répartissent, d'ailleurs, entre les quelques euro- 
péens égarés dans ces vastes contrées. 

Je vous salue sincèrement. Ecrivez-moi. 

RIMBAUD 



XCIII 

Harar, lo novembre 1888. 

Chers amis, 

Je reçois aujourd'hui votre lettre du i®' octobre. 

J'aurais bien voulu retourner en France pour 
vous voir, mais il m'est tout à fait impossible de 
sortir de ce trou d'Afrique avant longtemps. 

Enfin, ma chère maman, repose-toi, soigne-toi. Il 



LETTRES DE JEAN-ARTBUR RIMBAUD 229 

suffit des fatigues passées. Epargne au moins ta 
santé et reste en repos. 

Si je pouvais faire quelque chose pour vous, je 
n'hésiterais pas aie faire. 

Croyez bien que ma conduite est irréprochable. 
Dans tout ce que j^ai fait, c'est plutôt les autres qui 
m'ont exploité. 

Mon existence dans ces pays, je Fai dit souvent, 
mais je ne le dis pas assez et je n'ai guère autre chose 
à dire, mon existence est pénible, abrégée par un 
ennui fatal et par des fatigues de tout genre. Mais 
peu importe ! — Je désirerais seulement vous savoir 
heureux et en bonne santé. Pour moi, je suis habi- 
tué de longtemps à la vie actuelle. Je travaille. Je 
voyage. Je voudrais faire quelque chose de bon, d'u- . 
tile. Quels seront les résultats? Je ne sais encore (i). 

Enfin, je me porte mieux depuis que je suis à Ifin- 
térieur, et c'est toujours cela de gagné. 

Ecrivez-moi plus souvent. N'oubliez pas votre fils 
et votre frère. 

RIMBAUD 



(i) C'est à ce moment que Rimbaud s'occupe surtout à civiliser. 
Les lettres vont s'espacer. 



23o LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XCIV 

Harar, lo janvier 1889. 

Ma chère maman, ma chère sœur, 

J'ai bien reçu votre lettre datée du 10 décem- 
bre 1888. Merci de vos conseils et bons souhaits. 
Je vous souhaite bonne santé et prospérité, pour 
Tannée 1889. 

Pourquoi parlez-vous toujours de maladies, de 
mort, de toutes sortes de choses désagréables? Lais- 
sons toutes ces idées loin de nous, et tâchons de 
vivre le plus confortablement possible, dans la 
mesure de nos moyens. 

Je vais bien, ainsi que mes affaires qui me don- 
nent beaucoup de tracas. Avec les complications 
où je suis engagé, il est peu probable que je sorte 
avant longtemps de ces pays. Pour cette année, 
donc, mes perspectives ne sont guère au retour. Il 
en était de même de Tannée précédente, comme de 
Tantécédente ; comme il pourrait bien en être de 
même de la suivante et de la subséquente, etc., etc.. 
Entré dans ces pays, on n'en sort plus, parce que 
les affaires s'enchaînent Tune à l'autre et, de cette 



façon, ne se liquident jamais. Le plus souvent, le 
résultat final est ; désillusion et mains vides. 

Certes non, je ne suis pas ici pour toujours : je 
m'ennuie trop. J'espère bien un jour vivre à ma 
guise, voyager, voir. Je voudrais parcourir le 
monde entier qui, en somme, n'est pas si grand. 
Peut-ôtre alors trouverais-je un endroit qui me 
plaise à peu près. 

Si je me trouvais un jour sérieusement malade, 
je ferais mon testament. Il y a, dans ces pays-ci, 
une mission catholique à laquelle je confierais ce 
testament qui, ainsi transmis, viendrait au Consu- 
lat de France à Aden en quelques semaines. Mais 
ce que j'ai ne ressortirait qu'après la liquidation 
des affaires que je fais pour mon compte et de celles 
que je fais en association avec M. Tian, d'Aden. 
D'ailleurs, si j'étais fort malade, je liquiderais plu- 
tôt moi-même ici ; et je descendrais à Aden, qui 
est un pays civilisé et où on peut régler ses affaires 
immédiatement. 

Envoyez-moi de vos nouvelles, et croyez-moi 
votre dévoué. 



232 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



xcv 

Harar, 2 5 février 1889. 

Ma chère maman, ma chère sœur, 

Ceci tout simplement pour vous demander de 
vos nouvelles, que je n'ai eues depuis longtemps. 

Je me porte très bien à présent ; et, pour les 
affaires, elles ne marchent pas mal. 

J'aime à me figurer que tout va chez vous aussi 
bien que possible. 

Croyez-moi votre tout dévoué et écrivez-moi. 

RIMBAUD 



XCVI 



Harar, 18 mai 1889. 



Ma chère maman, ma chère sœur. 

J'ai bien reçu votre lettre du 2 avril. Je vois avec 
plaisir que, de votre côté, tout va bien. 

Je suis toujours fort occupé dans ce satané pays. 
Ce que je gagne n'est pas en proportion des tracas 



LETTRES DE JEAN-ARTIIUI\ RIMBAUD 233 



que j'ai ; car nous menons une triste et méritoire 
existence au milieu de ces nègres. 

Tout ce qu'il y a de bon dans ce pays, c'est 
qu'il n'y gèle jamais : nous n'avons jamais moins 
de 10 degrés au-dessus de zéro et jamais plus de 3o. 
Mais il y pleut à torrents dans la saison actuelle ; 
et, comme vous, ça nous empêche de travailler, 
c'est-à-dire de recevoir et d'envoyer des caravanes. 

Celui qui vient par ici ne risque guère de devenir 
millionnaire, — à moins que de poux, s'il fréquente 
de trop près les indigènes. 

Vous devez lire dans les journaux que l'empe- 
reur (quel empereur I) Jean est mort, tué par les 
mahdistes. Au Harar nous dépendions aussi, quoi- 
que indirectement, de cet empereur ; mais, direc- 
tement, nous dépendons du roi Ménélick du Choa, 
lequel payait lui-même un tribut à l'empereur Jean. 
Notre Ménélick, l'an passé, s'était révolté contre 
cet affreux Jean, et ils s'apprêtaient à se manger 
le nez, quand le susdit empereur eut l'idée d'aller 
d'abord flanquer une raclée aux mahdistes, du côté 
de Matama. Il y est resté. Que le diable l'emporte ! 

Ici, nous sommes tranquilles. Nous dépendons 
de l'Abyssinie. Mais nous en sommes séparés par 
la rivière l'Hawash, 



234 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Nous correspondons toujours facilement avec 
Zeilah et Aden. 

Je regrette ne pouvoir aller faire un tour à 
l'Exposition, cette année. Mais les affaires sont loin 
de me le permettre, et d'ailleurs je suis absolument 
seul et, moi partant, mon établissement disparaî- 
trait entièrement. Ce sera donc pour la prochaine ; 
et à la prochaine, je pourrai peut-être exposer les 
produits de ce pays, et, peut-être, m'exposer moi- 
même ; car je crois qu on doit avoir Tair exces- 
sivement baroque après un long séjour dans des 
pays comme ceux-ci. 

En attendant de vos nouvelles, je vous souhaite 
beau temps et bon temps. 



RIMBAUD 



XCVII 

Harar^ 20 décembre 1889. 

Ma chère maman, ma chère sœur, 

En m'excusantde ne pas vous écrire plus souvent, 
je viens vous souhaiter, pour 1890, une année heu- 
reuse (autant qu'on Test) et une bonne santé. 

Je suis toujours fort occupé, et me porte aussi 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 2.35 

• t 

bien qu'on le peut en s'ennuyant beaucoup, beau- 
coup. 

De votre part aussi je reçois peu de nouvelles. 
Faites- vous moins rares, et croyez-moi 
Votre dévoué 

RIMBAUD 

XGVIII 

Harar, le 3 janvier 1890. 

Ma chère maman, ma chère sœur, 

J'ai reçu votre lettre du 19 novembre 1889. 

Vous me dites n'avoir rien reçu de moi depuis 
ma lettre du 18 mai. C'est trop fort! Je vous écris 
presque tous les mois. Je vous ai encore écrit en 
décembre, vous souhaitant prospérité et santé pour 
1890, ce que j'ai d'ailleurs plaisir à vous répéter. 

Quant à vos lettres de chaque quinzaine, croyez- 
bien que je n'en laisserais pas une sans réponse; 
mais rien ne m'est parvenu. J'en suis très fâché, et 
vais demander des explications à Aden où, pour- 
tant, je suis étonné que cela se soit égaré. 
Bien à vous. 

Votre fils, votre frère, 

RIMBAUD 



236 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



XCIX 

4 

Harar, 25 février 1890. 

Chères mère et sœur, 

Je reçois votre lettre du 21 janvier 1890. 

Ne vous étonnez pas que je n'écrive guère : le 
principal motif serait que je ne trouve jamais rien 
d'intéressant à dire. Car, lorsqu'on est dans des 
pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu'à 
dire I Des déserts, peuplés de nègres stupides, sans 
routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez- 
vous qu'on vous écrive de là? Qu'on s'ennuie, qu*on 
s'embête, qu'on s'abrutit; qu'on en a assez, mais 
qu'on ne peut pas en finir, etc., etc. ! Voilà tout, tout 
ce qu'on peut dire, par conséquent; et, comme ça 
n'amuse pas non plus les autres, il faut se taire. 

On massacre, en effet, et l'on pille pas mal dans 
ces parages. Heureusement que je ne me suis pas 
encore trouvé à ces occasions-là, et je compte bien 
ne pas laisser ma peau par ici, — ce serait bête ! Je 
jouis du reste, dans le pays et sur la route, d'une 
certaine considération due à mes procédés humains. 
Je n'ai jamais fait de mal àpersonne. Au contraire, 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD aS'] 



je fais un peu de bien quand j'en trouve l'occasion, 
et c'est mon seul plaisir. 

Je fais des affaires avec ce monsieur Tian qui vous 
a écrit pour vous rassurer sur mon compte. Ces 
affaires, au fond, ne seraient pas mauvaises si, 
comme vous le lisez, les routes n'étaient pas à cha- 
que instant fermées par des guerres, des révoltes, 
qui mettent nos caravanes en péril. Ce monsieur Tian 
est un grand négociant de la ville d'Aden, et il ne 
voyage jamais dans ces pays-ci. 

Les gens du Harar ne sont ni plus bêtes, ni plus 
canailles que les nègres blanc3 des pays dits civili- 
sés; ce n'est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont 
même moins méchants, et peuvent, dans certains 
cas, manifester de la reconnaissance et de la fidé- 
lité. Il s'agit d'être humain avec eux. 

Le ras Makonnen, dont vous avez dû lire le nom 
dans les journaux et qui a conduit en Italie une 
ambassade abyssine, laquelle fit tant de bruit l'an 
passé, est le gouverneur de la ville du Harar. 
A l'occasion de vous revoir. Bien à vous, 



RIMBAUD 



238 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Harar, le 21 avril 1890. 

Ma chère mère, 
Je reçois ta lettre du 26 février. 

Pour moi, hélas! je n'ai ni le temps de me ma- 
rier, ni de regarder se marier. Il m'est tout à fait 
impossible de quitter mes affaires, avant un délai 
indéfini. Quand on est engagé dans les affaires de 
ces satanés pays, on n'en sort plus. 

Je me porte bien, mai9 il me blanchit un cheveu 
par minute. Depuis le temps que ça dure, je crains 
d'avoir bientôt une tête comme une houppe pou- 
drée. C'est désolant, cette trahison du cuir chevelu; 
mais qu'y faire? 

Tout à vous, 

RIMBAUD 

CI 

Harar^ 10 août 1890. 

Il y a longtemps que je n'ai reçu de vos nouvel- 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 2^g 

les. J'aime à vous croire en bonne santé, comme je 
le suis moi-même. 

Pourrais-je venir me marier chez vous, au prin- 
temps prochain? Mais je ne pourrai consentir à me 
fixer chez vous, ni à abandonner mes affaires ici. 
Croyez-vous que je puisse trouver quelqu'un qui 
consente à me suivre en voyage? 

Je voudrais bien aloir une réponse à cette ques- 
tion, aussitôt que possible. 
Tous mes souhaits. 



RIMBAUD 



cil 



Harar, le lo novembre 1890. 

Ma chère maman, 

J^ai bien reçu ta lettre du 29 septembre 1890. 

En parlant de mariage, j'ai toujours voulu dire 
que j'entendais rester libre de voyager, de vivre à 
l'étranger et même de continuer à vivre en Afrique. 
Je suis tellement déshabitué du climat d'Europe, 
que je m'y remettrais difficilement. Il me faudrait 



'm- 



240 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



même probablement passer deux hivers dehors, en 
admettant que je rentre un jour en France. Et puis 
comment me referais-je des relations, quels emplois 
trouverais-je? C'est encore une question. D'ailleurs, 
il y a une chose qui m'est impossible : c'est la vie 
sédentaire. 

Il faudrait que je trouvasse quelqu'un qui me 
suivît dans mes pérégrinations. 

Quant à mon capital, je l'ai en mains, il est libre 
quand je voudrai. 

Monsieur Tian est un commerçant très honora- 
ble, établi depuis 3o ans à Aden, et je suis son 
associé dans cette partie de l'Afrique. Mon asso- 
ciation avec lui date de deux années et demie. Je 
travaille aussi à mon compte, seul; et je suis libre, 
d'ailleurs, de liquider mes affaires dès qu'il me con- 
viendra. 

J'envoie à la côte des caravanes de produits de 
ces pays : or, musc, ivoire, café, etc., etc.. Pour ce 
que je fais avec Monsieur Tian, la moitié des béné- 
fices est à moi. 

Du reste, pour les renseignements, on n'a qu'à 
s'adresser à Monsieur de Gaspary , consul de France 
à Aden, ou à son successeur. 

Personne, à Aden, ne peut dire du mal de moi. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



241 



Au contraire. Je suis connu en bien de tous, dans 
ce pays, depuis dix années. 

Avis aux amateurs! 

Quant au Harar, il n'y a aucun consul, aucune 
poste, aucune route; on y va à chameau, et on y 
vit avec des nègres exclusivement. Mais enfin on 
y est libre, et le climat est bon. 

Telle est la situation. 
Au revoir. 

A. RIMBAUD 

cm 

Harar, le 20 février 1891. 

Ma chère maman, 

J'ai bien reçu ta lettre du 5 janvier. 

Je vois que tout va bien chez vous, sauf le froid 
qui, d'après ce que je lis dans les journaux, est 
excessif par toute l'Europe. Si je rentrais dans ces 
conditions, je mourrais vite. 

Je vais mal à présent. Du moins, j'ai à la jambe 
droite des varices qui me font souffrir beaucoup. 
Voilà ce qu'on gagne à peiner dans ces tristes pays I 
Et ces varices sont compliquées de rhumatisme. 

15 



242 LETTRES DE T JE AN- ARTHUR RIMBAUD 



Il ne fait pourtant pas froid ici; mais c'est le climat 
qui cause cela. Il y a aujourd'hui quinze nuits que 
je n'ai pas fermé l'œil une minute, à cause de ces 
douleurs dans cette maudite jambe. Je m'en irais 
bien, et je crois que la grande chaleur d'Aden me 
ferait du bien, mais on me doit beaucoup d'argent 
et je ne puis m'en aller, parce que je le perdrais. 
J'ai demandé à Ad en un bas pour varices, mais je 
doute que cela se trouve. 

Fais-moi donc ce plaisir : achète-moi un bas pour 
varices y pour une jambe longue et sèche (le pied 
est n° 4i pour la chaussure). Il faut que ce bas 
monte par-dessus le genou, car il y a une varice 
au-dessus du jarret. Les bas pour varices sont en 
coton, ou en soie tissée avec des fils d'élastique 
qui maintiennent les veines gonflées. Ceux en soie 
sont les meilleurs, les plus solides. Cela ne coûte 
pas cher, je crois. D'ailleurs, je te rembourserai. 

En attendant, je tiens la jambe bandée. 

Adresser cela, bien empaqueté, par la poste, à 
Monsieur Tian à Aden, qui me fera parvenir à la 
première occasion. 

Ces bas pour varices se trouvent peut-être à Vou- 
ziers. En tout cas, le médecin de la maison peut 
en faire venir un bon, de n'importe où< 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 2^3 



Cette infirmité m'a été causée par de trop grands 
efforts à cheval, et aussi par des marches fatigan- 
tes. Car nous avons dans ces pays un dédale de 
montagnes abruptes, où Ton ne peut même se tenir 
à cheval. Tout cela sans routes et même sans sen- 
tiers . 

Les varices n'ont rien de dangereux pour la 
santé, mais elles interdisent tout exercice violent. 
C'est un grand ennui, parce que les varices produi- 
sent des plaies, si Ton ne porte pas le bas pour 
varices ; et encore I les jambes nerveuses ne sup- 
portent pas volontiers ce bas, surtout la nuit. Avec 
cela, j^ai une douleur rhumatismale dans ce mau- 
dit genou droit, qui me torture, me prenant seu- 
lement la nuit ! Et il faut se figurer qu'en cette 
saison, qui est l'hiver de ce pays, nous n'avons 
jamais moins de lo degrés au-dessus de zéro (non 
pas au-dessous). Mais il règne des vents secs, qui 
sont très insalubres pour les blancs en général. 
Même des européens jeunes, de 26 à 3o ans, sont 
atteints de rhumatismes après 2 ou 3 ans de séjour! 

La mauvaise nourriture, le logement malsain, le 
vêtement trop léger, les soucis de toutes sortes, 
l'ennui, les tracas continuels au milieu des nègres 
canailles" par bêtise, tout cela agit très profondé- 



244 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



ment sur le moral et la santé, en très peu de temps. 
Une année ici en vaut cinq ailleurs. On vieillit très 
vite, comme dans tout le Soudan. 

Par votre réponse, fixez-moi] donc sur ma situa- 
tion par rapport au service militaire, Ai-je à faire 
quelque service? Assurez-vous-en, et répondez-moi. 

RIMBAUD 



CIV 



Adea, le 3o avril 1891. 

Mes chers amis. 

J'ai bien reçu votre lettre et vos deux bas; mais 
^e les ai reçus dans de tristes circonstances. 

Voyant toujours augmenter Tenflure de. mon 
genou droit et la douleur dans l'articulation, sans 
pouvoir trouver aucun remède ni aucun avis, puis- 
qu'au Harar nous sommes au milieu des nègres et 
qu'il n'y a point là de médecins, je me décidai à 
descendre. Il fallait abandonner les affaires: ce qui 
n'était pas très facile, car j'avais de l'argent dis- 
persé de tous les côtés; mais enfin je liquidai à 
peu près. Depuis déjà une vingtaine de jours, 
j'étais couché au Harar et dans l'impossibilité de 



LETTRB8 DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 245 

faire un seul mouvement, souffrant des douleurs 
atroces et ne dormant jamais. Je louai seize nègres 
porteurs, à raison de i5 thalaris l'un, du Harar à 
Zeilah ; je fis fabriquer une civière recouverte d'une 
toile, et c'est là-dedans que je viens de faire, en 
douze jours, les 3oo kilomètres de désert qui sépa- 
rent les monts du Harar du port de Zeilah. Inutile 
de vous dire quelles souffrances j'ai subies enroute. 
Je n'ai jamais pu faire un pas hors de ma civière; 
mon genou gonflait à vue d'œil, et la douleur aug- 
mentait continuellement. 

Arrivé ici, je suis entré à l'hôpital européen. Il 
y a une seule chambre pour les malades payants : 
je l'occupe. Le docteur anglais, dès que je lui ai 
eu montré mon genou , a crié que c'est une tumeur 
synovite arrivée à un point très dangereux, par 
suite du manque de soins et des fatigues. Il parlait 
d'abord de couper la jambe; ensuite, il a décidé 
d'attendre quelques jours pour voir si le gonflement, 
avec les soins médicaux, diminuerait un peu. Il y 
a six jours de cela, et aucune amélioration, sinon 
que, comme je suis au repos, la douleur a beau- 
coup diminué. Vous savez que la synovite est une 
maladie des liquides de l'articulation du genou : 
cela peut provenir d'hérédité, ou d'accidents, ou 

15. 



246 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

encore de bien des causes. Pour moi, cela a été 
certainement causé par les fatigues des marches à 
pied et à cheval au Harar. Enfin, au point où je 
suis arrivé, il ne faut pas espérer que je guérisse 
avant au moins trois mois, sous les circonstances 
les plus favorables. Et je suis étendu, la jambe 
bandée, liée, reliée, enchaînée, de façon à ne pou- 
voir la mouvoir. Je suis devenu un squelette : je 
fais peur. Mon dos est tout écorché du lit ; je ne 
dors pas une minute. Et ici la chaleur est devenue 
très forte. La nourriture de l'hôpital, que je paie 
pourtant assez cher, est très mauvaise. Je ne sais 
quoi faire. D'un autre côté, je n'ai pas encore ter- 
miné mes comptes avec mon associé, monsieur 
Tian. Cela ne finira pas avant la huitaine. Je sor- 
tirai de cette affaire avec 35 mille francs environ. 
J'aurais eu plus; mais, à cause de mon malheureux 
départ, je perds quelques milliers de francs. J'ai 
envie de me faire porter à un vapeur, et de venir 
me faire traiter en France. Le voyage me ferait 
encore passer le temps; et, en France, les soins 
médicaux et les remèdes sont bien meilleurs, et 
l'air bon. Il est fort probable que je vais venir. Les 
vapeurs pour la France sont malheureusement tou- 
jours combles, parce que tout le monde rentre des 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 2l\'J 



colonies à celte époque de Tannée; et je suis un 
pauvre infirme qu'il faut transporter très douce- 
ment! Enfin, je vais prendre mon parti dans la 
huitaine. 

Ne vous effrayez pas de tout cela, cependant. De 
meilleurs jours viendront. Mais, tout de même, c'est 
une triste récompense de tant de travail, de priva- 
tions et de peines! Hélas, que noire vie est donc 
misérable ! 

Je vous salue de cœur. 



RIMBAUD 



p. s. Quant aux bas, ils sont inutiles. Je les 
revendrai quelque part. 



CV 



Marseille^ veadredî 23 mai i8gi. 

Ma chère maman, ma chère sœur. 

Après des souffrances terribles, ne pouvant me 
faire soigner à Aden, j'ai pris le bateau des Mes- 
sageries pour rentrer en France. 

Je suis arrivé hier, après i3 jours de douleurs. 
Me trouvant par trop faible à l'arrivée, et saisi par 



248 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



le froid, j'ai dû entrer à V hôpital de la Conception^ 
où je paie dix francs par jour, docteurs compris. 

Je suis très mal, très mal. Je suis réduit à Tétat 
de squelette par cette maladie de ma jambe droite 
qui est devenue à présent énorme et ressemble aune 
grosse citrouille. C'est une synovite, une hydar- 
throse, etc. ; une maladie de l'articulation et des os. 

Gela doit durer très longtemps, si des compli- 
cations n'obligent pas à couper la jambe. En tous 
cas, je resterai estropié. Mais je doute que j'attende. 
La vie m'est devenue impossible. Que je suis donc 
malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux ! 

J'ai à toucher ici une traite de francs 36. 800 sur 
le Comptoir national d'Escompte de Paris. Mais 
je n'ai 'personne pour s'occuper de toucher cet 
argent. Pour moi, je ne puis faire un seul pas hors 
du lit. Et j'ai de l'argent sur moi que je ne peux 
même pas surveiller. Que faire? Quelle triste vie! 

Ne pouvez-vous m'aider en rien? 



RIMBAUD, 



Hôpital de la Conception^ Marseille. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 249 



CVI (i) 

Marseille^ le 17 juin i8gi. 

Isabelle, ma chère sœur, 

Je reçois ton billet avec mes deux lettres retour 
du Harar. Dans Tune de ces lettres on me dit avoir 
précédemment renvoyé une lettre à Roche. N'avez- 
vous reçu rien d'autre? 

Je n'ai encore écrit à personne, je ne suis pas 
encore descendu de mon lit. Le médecin dit que j'en 
aurai pour un mois, et même ensuite je ne pourrais 
commencer à marcher que très lentement. J'ai tou- 
jours une forte névralgie à la place de la jambe 
coupée, c'est-à-dire au morceau qui reste. Je ne 
sais pas comment cela finira. Enfin je suis résigné 
à tout, je n'ai pas de chance! 

Mais que veux-tu dire avec tes histoires d'enter- 
rement ? Ne t'effraie pas tant, prends patience aussi, 
soigne-toi, prends courage. Hélas! je voudrais bien 
te voir, que peux-tu donc avoir? Quelle maladie? 
Toutes les maladies se guérissent avec du temps et 

(i) Entre la date de la précédente lettre et la date de celle-ci, 
Tamputation de la jambe malade avait été faite. 



25o LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

des soins. En tous cas, il faut se résigner et ne pas 
se désespérer. 

J'étais très fâché quand maman m'a quitté, je 
n'en comprenais pas la cause. Mais à présent il 
vaut mieux qu'elle soit avec toi pour te faire soigner. 
Demande-lui excuse et souhaite-lui bonjour de ma 
part. 

Au revoir donc, mais qui sait quand? 

RIMBAUD, 

Hôpital de la Conception, 
Marseille. 

GVII 

Marseille, 23 juin 1891. 

Ma chère sœur, 
f 
Tu ne m'as pas écrit; que s'est-il passé? Ta lettre 

m'avait fait peur, j'aimerais avoir de tes nouvelles. 

Pourvu qu'il ne s'agisse pas de nouveaux ennuis, 

car, hélas! nous sommes trop éprouvés à la fois! 

Pour moi, je ne fais que pleurer jour et nuit, 

je suis un homme mort, je suis estropié pour 

toute ma vie. Dans la quinzaine je serai guéri, je 

pense; mais je ne pourrai marcher qu'avec des 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 25 1 



béquilles. Quant à une jambe artificielle, le médecin 
dit qu'il faudra attendre très longtemps, au moins 
SIX mois! Pendant ce temps, que ferai-je, où res- 
terai-je? Si j'allais chez vous, le froid me chasserait 
dans 3 mois, et même en moins de temps; car, 
d'ici, je ne serai capable de me mouvoir que dans 
six semaines, le temps de m'exercer à béquiller ! Je 
ne serais donc chez vous que fin juillet. Et il me 
faudrait repartir fin septembre 1 

Je ne sais pas du tout quoi faire. Tous ces sou- 
cis me rendent fou : je ne dors jamais une minute. 

Enfin, notre vie est une misère, une misère sans 
fin 1 Pourquoi donc existons-nous ? 

Envoyez-moi de vos nouvelles. 
Mes meilleurs souhaits. 

RIMBAUD, 

Hôpital de la Conception, Marseille. 

CVIII 

Marseille, le 24 juin 1891. 

Ma chère sœur, 

Je reçois ta lettre du 21 juin. Je t'ai écrit hier; 
Je n'ai rien reçu de toi le 10 juin, ni lettre de toi; 



202 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



ni lettre du Harar. Je n'ai reçu que les deux lettres 
du i4. Je m'étonne fort où sera passée la lettre 
du 10. 

Quelle nouvelle horreur me racontez-vous ? Quelle 
est encore cette histoire de service militaire ? Depuis 
que j'ai eu Tâgede 26 ans, ne vous ai-je pas envoyé, 
d'Aden, un certificat prouvant que j'étais employé 
dans une maison française, ce qui est une dispense, 
— et, par la suite, quand j'interrogeais maman, elle 
me répondait toujours que tout était réglé, que je 
n'avais rien à craindre. Il y a à peine quatre mois, 
je vous ai demandé, dans une de mes lettres, si 
l'on n'avait rien à me réclamer à ce sujet, parce 
que j'avais l'envie de rentrer en France. Et je n'ai 
pas reçu de réponse. Moi, je croyais tout arrangé 
par vous. A présent, vous me faites entendre que je 
suis noté insoumis, que l'on me poursuit, etc., etc.. 
Ne vous informez de cela que si vous êtes sûres 
de ne pas attirer l'attention sur moi. Quant à moi, 
il n'y a pas de danger, dans ces conditions, que je 
revienne. La prison après ce que je viens de souf- 
frir ? 11 vaudrait mieux la mort ! 

Oui, depuis longtemps d'ailleurs, il aurait mieux 
valu la mort ! Que peut faire au monde un homme 
estropié? Et, à présent, encore réduit à s'expatrier 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 2Ô'6 



définitivement ! Car je ne reviendrai certes plus 
avec ces histoires, — heureux encore si je puis 
sortir d'ici par mer ou par terre et gagner l'étran- 
ger. 

Aujourd'hui j'ai essayé de marcher avec des bé- 
quilles^ mais je n'ai pu faire que quelques pas. Ma 
jambe est coupée très haut, et il m'est difficile de 
garder l'équilibre. Je ne serai tranquille que quand 
je pourrai mettre une jambe artificielle; mais l'am- 
putation cause des névralgies dans le restant du 
membre et il est impossible de mettre une jambe 
mécanique avant que ceS' névralgies soient absolu- 
ment passées, et il y a des amputés auxquels cela 
dure quatre, six, huit, douze mois ! On me dit que 
cela ne dure jamais guère moins de deux mois. Si 
cela ne me dure que deux mois, je serai heureux ! 
Je passerais ce temps-là à l'hôpital et j'aurais le 
bonheur de sortir avec deux jambes. Quant à sortir 
avec des béquilles, je ne vois pas à quoi cela peut 
servir. On ne peut monter ni descendre, c'est une 
aflaire terrible. On s'expose à tomber et à s'estro- 
pier encore plus. J'avais pensé pouvoir aller chez 
vous passer quelques mois, en attendant d'avoir la 
force de supporter la jambe artificielle; mais, à 
présent, je vois que c'est impossible. 

16 



254 LETTRES DE JEAN-AHTHUR RIMBAUD 

Eli bien, je me résignerai à mon sort. Je mourrai 
où me jettera le destin. J'espère pouvoir retourner 
là où j'étais, j'y ai des amis de dix ans, qui auront 
pitié de moi, je trouverai chez eux du travail, je 
vivrai comme je pourrai. Je vivrai toujours là-baSj 
tandis qu'en France, hors vous, je n'ai ni amis, ni 
connaissances, ni personne (i). Et si je ne puis vous 
voir, je retournerai là-bas. En tous cas, il faut que 
j'y retourne. 

Si vous vous informez à mon sujet, ne faites ja- 
mais savoir où je suis. Je crains même qu'on ne 
prenne mon adresse à la poste. N'allez pas me 
trahir. 

Tous mes souhaits. 

RIMBAUD 

GIX 

Marseille^ 29 juin 189 1. 

Ma chère sœur. 
Je reçois ta lettre du 26 juin. J'ai déjà reçu 
avant-hier la lettre du Harar seule. Quant à la lettre 

(i) Cependant la gloire littéraire de Rimbaud battait alors son 
pleine Paris. Les admirateurs, qui lui eussent été personnellement 
tout dévoués, étaient déjà nombreux. Il l'ignorait. Quelle malédic- 
tion ! 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 255 



du 10 juin, point de nouvelles : cela a disparu soit 
à Attîgny, soit ici à l'administration, mais je sup- 
pose plutôt à Attigny. L'enveloppe que tu m'en- 
voies me fait bien comprendre de qui c'était. Ça de- 
vait être sig'né Dimitri Rîghas. (C'est un grec résidant 
au Hararet quej'avais chargé de quelques affaires.) 
J'attends des nouvelles de votre enquête au sujet 
du service militaire; mais, quoi qu'il en soit, je 
crains les pièges et je n'ai nullement envie de rentrer 
chez vous à présent, malgré les assurances qu'on 
pourrait vous donner. 

D'ailleurs, je suis tout à fait immobile et je ne 
sais pas faire un pas. Ma jambe est guérie, c'est-à- 
dire qu'elle est cicatrisée : ce qui d'ailleurs s'est 
fait assez vite et me donne à penser que cette am- 
putation pouvait être évitée. Pour les médecins je 
suis guéri, et, si je 'veux, on me signe demain ma 
feuille desortie de l'hôpital» Mais quoi faire? Impos- 
sible de faire un pas ! Je suis tout le jour à l'air, 
sur une chaise ; mais je ne puis me mouvoir. Je 
m'exerce sur des béquilles ; mais elles sont mau- 
vaises. D'ailleurs je suis long, ma jambe est coupée 
haut. L'équilibre est très difficile à tenir. Je fais 
quelques pas et je m'arrête, crainte de tomber et 
de m'estropier de nouveau ! 



2 



56 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



Je vais me faire faire une jambe de bois pour 
commencer. On y^ fourre le moignon rembourré 
avec du coton, et on s'avance avec une canne. Après 
quelque temps d'exercice de la jambe de bois, on 
peut, si le moignon s'est bien renforcé, commander 
une jambe articulée qui serre bien et avec laquelle 
on peut marcher, à peu près. Quand arrivera ce 
moment? D'ici là, peut-être m'arrivera-t^il un nou- 
veau malheur. Mais, cette fois-là, je saurai vite me 
débarrasser de cette misérable existence. 

Il n'est pas bon que vous m'écriviez souvent et 
que mon nom soit remarqué aux postes de Roche 
et d'Attigny. C'est de là que vient le danger. Ici 
personne ne s'occuperait de moi. Ecrivez-moi le 
moins possible et seulement quand cela sera indis- 
pensable. Ne mettez pas Arthur, écrivez Rimbaud 
tout seul. Et dites-moi au plus tôt et au plus net ce 
que me veut l'autorité militaire, et, en cas de pour- 
suite, quelle est la pénalité encourue. Alors, j'aurais 
vite fait ici de prendre le bateau. 

Je vous souhaite bonne santé et prospérité. 

RIMBAUD 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 25'J 



ex 



Marseille^ le 2 juillet 1891. 

Ma chère sœur, 

J'ai bien reçu les lettres du 24 et du 26 juin, et 
je reçois celle du 3o. Il ne s'est jamais perdu que 
la lettre du 10 juin, et j'ai tout lieu de croire qu'elle 
a été détournée au bureau de poste d'Attigny. Ici 
Ton n'a pas l'air du tout de s'occuper de mes af- 
faires. C'est une bonne idée de mettre vos lettres à 
la poste ailleurs qu'à Roche et de façon à ce qu'elles 
nepassentpas par lebureau d'Attigny. De cette façon 
vous pouvez m'écrire tant que vous voudrez. Quant 
à cette question du service, il faut absolument sa- 
voir à quoi s'en tenir ; faites donc le nécessaire et 
donnez-moi une réponse décisive. Pour moi, je 
crains fort un piège et j'hésiterais fort à rentrer, 
dans n'importe quel cas. Je crois que vous n'aurez 
jamais de réponse certaine, et alors il me sera tou- 
jours impossible d'aller chez vous, où je pourrais 
être pris au piège. 

Je suis cicatrisé depuis longtemps, quoique les 

16. 



a58 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 

névralgies dans le moignon soient toujours aussi 
fortes, et je suis toujours levé ; mais voilà que mon 
autre jambe se trouve très faible. Est-ce à cause 
du long séjour au lit, ou de manque d'équilibre : 
mais je ne puis béquiller plus de quelques minutes 
sans avoir Taulre jambe congestionnée. Aurais-je 
une maladie des os, et devrais-je perdre l'autre 
jambe ? J'ai très peur, je crains de me fatiguer et 
j'abandonne les béquilles. J'ai commandé une jambe 
de bois ; ça ne pèse que deux kilos, ça sera prêt 
dans huit jours. J'essaierai de marcher tout douce- 
ment avec cela ; il me faudra au moins un mois 
pour m'y habituer peu à peu, et peut-être que le 
médecin, vu les névralgies, ne me permettra pas en- 
core démarcher avec cela. Quant à une jambe élas- 
tique, c'est beaucoup trop lourd pour moi à pré- 
sent; le moignon ne pourrait jamais la supporter. 
Ce n'est que pour plus tard. Et d'ailleurs une jambe 
en bois fait le même profit : ça coûte une cinquan- 
taine de francs. Avec tout cela, fin juillet je serai 
encore à l'hôpital. Je paie six francs de pension 
par jour à présent et jem'ennuie pour soixante francs 
à l'heure. Je ne dors jamais plus de deux heures 
par nuit. C'est cette insomnie qui me fait craindre 
que je n'aie encore quelque maladie à subir. Je 



LETTRES DB JEAN-ARTHUR RIMBAUD 269 

pense avec terreur à mon autre jambe : c'est mon 
unique soutien au monde, à présent ! Quand cet 
abcès dans le genou m'a commencé au Harar, cela 
a débuté ainsi, par quelque quinze jours d'insom- 
nie. Enfin, c'est peut-être mon destin de devenir 
cul-de-jatte 1 A ce moment, je suppose que Tadmi- 
nistration militaire me laisserait tranquille I 

Espérons mieux. 

Je vous souhaite bonne santé, bon temps et tout 
à vos souhaits. Au revoir. 



RIMBAUD 



CXI 



Marseille, le lo juillet 1891. 

Ma chère sœur, 

J'ai bien reçu tes lettres des 4 et 8 juillet. Je 
suis heureux que ma situation soit enfin déclarée 
nette. Quant au livret, je Tai en effet perdu dans 
mes voyages. Lorsque je pourrai circuler, je verrai 
si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs. Mais 
si c'est à Marseille, je crois qu'il [me faudrait en 
mains la réponse autographe de l'intendance. De 
toutes façons, il vaut mieux que j'aie en mains cette 



260 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



déclaration. Envoyez-la-moi. Avec cela personne 
ne m'approchera. Je garde aussi le certificat d'am- 
putation signé du directeur de l'hôpital, car il pa- 
raît qu'il n'est pas permis aux médecins de signer 
de tels papiers à leurs pensionnaires. Avec ces deux 
pièces je pourrai sans doute obtenir mon congé ici. 

Je suis toujours levé, mais je ne vais pas bien. 
Jusqu'ici je n'ai encore appris à marcher qu'avec 
des béquilles, et encore il m'est impossible de mon- 
ter ou descendre une seule marche : dans ce cas, 
on est obligé de me descendre ou monter à bras le 
corps. Je me suis fait faire une jambe de bois très 
légère, vernie et rembourrée, fort bien faite (prix 
5o francs); je l'ai mise il y a quelques jours et ai 
essayé de me traîner en me soulevant encore sur 
des béquilles, mais je me suis enflammé le moignon 
et ai laissé l'instrument maudit de côté. Je ne pour- 
rai guère m'en servir avant quinze ou vingt jours, 
et encore avec des béquilles pendant au moins un 
mois, et pas plus d'une heure ou deux par jour. Le 
seul avantage est d'avoir trois points d'appui au 
lieu de deux. 

Je recommence donc à béquiller. Quel ennui, 
quelle fatigue, quelle tristesse, en pensant à tous 
mes anciens voyages et comme j'étais actif, il y a 



LETTRES DE JEAN-AÀTHUR RIMBAUD 26 1 



seulement cinq mois I Où sont les courses à travers 
monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, 
Jes rivières et les mers ? Et, à présent, l'existence 
de cul-de-jatte I Car je commence à comprendre 
que les béquilles, jambes de bois et jambes méca- 
niques sont un tas de blagues, et qu'on n'arrive 
avec tout cela qu'à se traîner misérablement sans 
pouvoir jamais rien faire. Et moi qui justement 
avais décidé de rentrer en France cet été pour me 
marier I Adieu mariage, adieu famille, adieu ave- 
nir ! Ma vie est passée. Je ne suis plus qu'un tron- 
çon immobile. 

Je suis loin encore avant de pouvoir circuler, 
même dans la jambe de bois, qui est cependant ce 
qu'il y a de plus léger. Je compte au moins encore 
quatre mois pour pouvoir faire seulement quelques 
marches dans cette jambe de bois avec le seul sou- 
tien d'un bâton. Ce qui est très difficile, c'est de 
monter ou de descendre... Dans six mois seulement 
je pourrai essayer une jambe mécanique, et avec 
beaucoup de peine, sans utilité. La grande difficulté 
vient de ce que je suis amputé haut : les névralgies 
ultérieures à l'amputation sont d'autant plus vio- 
lentes et persistantes que le membre a été coupé 
haut. Les désarticulés du genou supportent beau- 



262 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



coup plus vite un appareil... Mais peu importe, à 
présent, tout cela ; peu importe la vie même I 

Il ne fait çuère ici plus frais qu'en Egypte. Nous, 
avons, à midi, de 3l> à 35 degrés et, la nuit, de 25 
à 3o ; la température du Harar est donc bien plus 
agréable, surtout la nuit, qui ne dépasse pas i5 
degrés. 

Je ne puis vous dire'encore ce que je ferai : je suis 
trop bas pour le savoir même. Ça ne va pas bien, 
je le répète; je crains fort quelque accident. J'ai 
mon bout de jambe beaucoup plus épais que l'autre 
et plein de névralgies. Le médecin, naturellement, 
ne me voit plus ; parce que, pour le médecin, il 
suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu'il vous 
lâche. Il vous dit que vous êtes guéri ; et il ne se 
préoccupe de vous que lorsqu'il vous sort des 
abcès, etc., etc., ou qu'il se produit d'autres com- 
plications nécessitant quelques coups de couteau. 
Cette sorte de gens ne considère les malades que 
comme des sujets d'expériences, on le sait bien ; 
surtout dans les hôpitaux, où leurs soins ne sont 
pas payés. D'ailleurs, ils ne recherchent ce poste de 
médecin d'hôpital que pour s'attirer une réputation 
et une clientèle. 
Je voudrais bien rentrer à Roche, parce qu'il y 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 203 



fait frais ; mais je pense qu'il n'y a guère là de ter- 
rains propices âmes exercices acrobatiques. Ensuite, 
j'ai peur que de frais il n'y fasse froid. Mais la pre- 
mière raison est que je ne puis me mouvoir ; je ne 
le puis, je ne le pourrai avant longtemps, — et, 
pour dire la vérité, je ne me crois pas guéri intérieu- 
rement et je m'attends à quelque explosion... Il 
faudrait me porter en wagon, me descendre, etc., 
etc.. C'est trop d'ennuis, de frais et de fatigue. J'ai 
ma chambre payée jusqu'à fin juillet ; je réfléchi- 
rai et verrai ce que je puis faire dans l'intervalle. 
Jusque-là j'aime mieux croire que cela ira mieux, 
comme vous voulez bien me le faire croire ; — aussi 
stupide que soit son existence, l'homme s'y ratta- 
che toujours. 

Envoyez-moi la lettre de l'intendance. Il y ajus- 
tement à table avec moi un inspecteur de police 
malade, qui m'embêtait toujours avec ces histoires 
de service et s'apprêtait à me jouer quelque tour* 

Excusez-moi du dérangement. Je vous remercie. 
Je vous souhaite bonne chance et bonne santés 

Ecrivez-moi. 

Bien à vous. 



RIMBAUD 



a64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



CXII 

Marseille, i5 juillet 1891. 

Ma chère Isabelle, 

Je reçois ta lettre du i3, et trouve occasion d'y 
répondre de suite. Je vais voir quelles démarches 
je puis faire avec cette note de Tintendance et le 
certificat de l'hôpital. Certes, il me plairait d'avoir 
cette question réglée; mais, hélas I je ne trouve 
pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capa- 
ble de mettre mon soulier à mon unique jambe. 
Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au 
moins, avec ces deux documents, je ne risque plus 
d'aller en prison : car l'administration militaire est 
capable d'emprisonner un estropié, ne fût-ce que 
dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée 
en France, à qui et où la faire ? Il n'y a personne 
autour de moi pour me renseigner ; et le jour est 
loin où je pourrai aller dans des bureaux, avec 
mes jambes de bois, pour m'informer. 

Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des 
moyens de circulation : c'est un vrai supplice. Je 
voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 205 



partir : impossible, impossible au moins pour long- 
temps, sinon pour toujours l Je ne vois à côté de 
moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons 
je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la 
plus atroce gymnastique, je ne puis même m'ha- 
biller. Je suis arrivé presque à courir, il est vrai, 
avec mes béquilles ; mais je ne puis monter ou des- 
cendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, 
le ressaut d'une épaule à l'autre me fatigue beau- 
coup. J'ai une douleur névralgique très forte dans 
le bras et Tépaule droite, et, avec cela, la béquille 
qui scie Taisselle I J'ai une névralgie encore dans 
la jambe gauche, et, avec tout cela, dire qu'il faut 
faire l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister I 
Voici , ma chère sœur, ce que j'ai considéré en 
dernier lieu comme cause de ma maladie. Le climat 
du Harar est froid de novembre à mars. Moi, par 
habitude, je ne me vêtais presque pas : un simple 
pantalon de toile et une chemise de coton. Avçc 
cela des courses à pied de i5 à 4o kilomètres par 
jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes 
montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se dévelop- 
per dans le genou une [douleur arthritique causée 
par la fatigue, et le chaud et le froid. En effet, 

cela a débuté par un coup de marteau (pour ainsi 

17 



206 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 



dire) sous la rotule, léger coup qui me frappait à 
chaque minute ; grande sécheresse de Tarticulation 
et rétraction du nerf de la cuisse. Vint ensuite le 
gonflement des veines tout autour du genou, gon- 
flement qui faisait croire à des varices. Je marchais 
et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais 
croyant à un simple coup d'air. Puis la douleur 
dans l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à 
chaque pas, comme un clou enfoncé de côté. Je 
marchais toujours, quoique avec plus de peine; je 
montais surtout à cheval dont, chaque fois, je des- 
cendais presque estropié. Puis le dessus du genou 
a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi s'est 
trouvé pris. La circulation devenait pénible et la 
douleur secouait les nerfs, jusqu'à la cheville et 
jusqu'aux reins. Je ne marchais plus qu'en boi- 
tant fortement et me trouvais toujours plus mai. 
Mais j'avais toujours beaucoup à travailler, forcé- 
ment. J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée 
du haut en bas, à frictionner, baigner, etc., sans 
résultat. Cependant, l'appétit se perdait. Une in- 
somnie opiniâtre commençait. Je faiblissais et mai- 
grissais beaucoup. Vers le i5 mars, je me décidai 
à me coucher, au moins à garder la position hori- 
zontale. Je disposai un lit entre ma caisse, mes écri- 



LETTRES DE JEAN-AHTHUR RIMBAUD 267 

tures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes 
balances au fond de la cour, et je payai du monde 
de plus pour faire marcher le travail, restant moi- 
même étendu, au moins de la jambe malade. Mais, 
jour par jour, le gonflement du genou le faisait res- 
sembler à une boule. J'observai que la face interne 
de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à 
Tautre jambe. La rotule devenait immobile, noyée 
dans Texcrétion qui produisait le gonflement du 
genou et que je vis avec terreur devenir en quelques 
jours dure comme de Tos. A ce moment, toqte la 
jambe devint raide, complètement raide, en huit 
jours; je ne pouvais aller aux lieux qu'en me 
traînant. Cependant, la jambe et le haut de la 
cuisse maigrissaient, maigrissaient, le genou et 
le jarret toujours gonflant, se pétrifiant ou plutôt 
s'ossifiant; et TafFaiblisseraent physique et moral 
empirait. Fin mars, je résolus de partir. En quel- 
ques jours, je liquidai tout à perte ; et, comme la 
raideur et la douleur m'interdisaient l'usage du 
mulet ou même du chameau, je me fis faire une 
civière couverte d'un rideau, que i6 hommes trans- 
portèrent à Zeilah en une quinzaine de jours. Le 
second jour du voyage, m'étant avancé loin de la 
caravane, je fus surpris dans un endroit désert par 



268 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIHBAUD 



une pluie sous laquelle je restai étendu i6 heures 
sous l'eau, sans abri etsans possibilité de me mou- 
voir : cela me fit beaucoup de mal. En route, je ne 
pus jamais me lever de ma civière. On étendait la 
tente au-dessus de moi à l'endroit même où l'on 
me déposait; et, creusant un trou de mes mains 
près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à 
me mettre de côté pour aller à la selle sur ce trou 
qu'ensuite je comblais de terre. Le matin, on enle- 
vait la tente au-dessus de moi ; puis on m'enlevait. 
J'arrivai à Zeilah, éreinté, paralysé. Je ne m'y 
reposai que quatre heures : un vapeur partait pour 
Aden. Jeté sur le pont sur mon matelas (il a fallu 
me hisser à bord dans ma civière 1) je dus souffrir 
trois jours de mer sans manger. A Aden, nouvelle 
descente en civière. Je passai ensuite quelques jours 
chez M. Tian pour régler nos afi^aires et partis à 
l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours, 
me conseilla de filer en Europe. 

Ma conviction est que cette douleur de l'articu- 
lation, si elle avait été soignée dès les premiers 
jours, se serait calmée facilement et n'aurait pas 
eu de suites. Mais j'étais dans l'ignorance de cela. 
C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à 
marcher et à travailler excessivement. 



LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 269 



Pourquoi, au collège, n'apprend-on pas de la 
médecine, au moins le peu qu'il faudrait à chacun 
pour ne pas faire de pareilles bêtises? 

Si quelqu'un, dans le cas où je me trouvai ensuite, 
me consultait, je lui dirais : Vous en êtes arrivé à 
ce point? Ne vous laissez jamais amputer. Faites- 
vous charcuter, déchirer, mettre en pièces ; mais ne 
souffrez pas qu'on vous ampute. Si la mort vient, 
ce sera toujours mieux que la vie avec des membres 
de moins. Et cela, beaucoup l'ont fait; et, si c'était 
à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an 
comme un damné que d'être amputé t 

Voici le beau résultat : je suis assis et, de temps 
en temps, je me lève et sautille une centaine de pas 
sur mes béquilles, puis je me rasseois. Mes mains 
ne peuvent rien tenir. Je ne puis, en marchant, 
détourner la tête de mon seul pied et du bout des 
béquilles. La tête et les épaules s'inclinent en avant, 
et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à 
voir les gens et les objets se mouvoir autour de 
vous, crainte qu'ils ne vous renversent pour vous 
casser la seconde patte. On ricane à vous voir sau- 
tiller. Rassis, vous avez les mains énervées, l'ais- 
selle sciée et la figure d'un idiot. Le désespoir 
vous reprend; et vous demeurez assis comme un 

IT. 



270 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD 



impotent complet, pleurnichant et attendant la 
nuit, qui rapportera Tinsomnie perpétuelle et la 
matinée e;ncore plus triste que la veille, etc., etc. 
La suite au prochain numéro. 

Avec tous mes souhaits, 

RIMBAUD 

CXIII 

Marseille, le ao juillet 1891 . 

Ma chère sœur. 

Je vous écris ceci sous l'influence d'une violente 
douleur dans l'épaule droite ; cela m'empêche pres- 
que d'écrire, comme vous voyez. 

Tout cela provient d'une constitution devenue 
arthritique par suite de mauvais soins. Mais j'en ai 
assez de l'hôpital, où je s\iis exposé aussi à attraper 
tous les jours la variole, le typhus, et autres pestes 
qui y habitent. Je pars, le médecin m'ayant dit que 
je puis partir et qu'il est préférable que je ne reste 
point à l'hôpital. 

Dans deux ou trois jours je sortirai donc et verrai 
à me traîner jusque chez vous comme je pourrai ; 
car, dans ma jambe de bois, je ne puis marcher et. 



LETTREfl DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 27 1 

même avec les béquilles je ne puis pour le moment 
faire que quelques pas, pour ne point faire empirer 
Tétat de mon épaule. Comme vous Tavez dit, je 
descendrai à la gare de Voncq. Pour l'habitation 
je préférerais habiter en haut; donc inutile de 
m'écrire ici, je serai très prochainement en route. 
Au revoir. 

RIMBAUD 



[Ici finit cette correspondance de Rimbaud. Il 
rentre, comme on voit, dans sa famille à Roche. 
Là, il restera un mois; puis, accompagné de sa 
sœur, il reviendra à Thôpital de Marseille où il 
doit mourir (le lo novembre 1891) dans les affres 
surtout de ne pouvoir remuer, marcher, voyager. 

La veille de sa mort, il dicta, pour le directeur 
des Messageries maritimes, une lettre dans laquelle 
il demandait d'être transporté à bord d'un vapeur 
en partance pour l'Orient.] 



_*i..Lfcjk 



TABLE 



FAG-SIMILB d'une LETTRE DE MÉNÉLICK A RIMBAUD. . hOFS tCXtC 

INTRODUCTION 9 

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD. ... « 5l 




ACHEVÉ D'IMPRIMEB 

Le quinze novembre mil huil cent quatre- fingt-dix-ueui. 

PAU 

BLAIS ET ROY 

A POITIERS 

pour le 

MERCVKE 

DE. 

tRAMUE 



«.kijwji-j 



> l 



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